Conrad de Vietinghoff, le père
14. Il n'est pas certain que Jeanne et "Egon de Reval" aient vraiment rencontré le tsar et la tsarine. Le tsar n'a pas visité le château de Salisburg, mais ils auraient pu se rencontrer à d'autres occasions. La scène du roman pourrait être un mélange de deux événements différents:
a) la visite du roi de Saxe à Neschwitz, le château du frère aîné de Conrad et b) l'anecdote rapportée par Egon de Vietinghoff, selon laquelle Conrad, Jeanne et les enfants ont été invités à un banquet donné par l'empereur Guillaume II à Wiesbaden. (p. 158) |
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![]() Par ailleurs, dans les commentaires sur ses propres écrits ou par sa façon de se référer et de reprendre les titres d’œuvres connues, M.Y. n'hésite pas à se ranger dans le cercle des grands écrivains, ainsi qu'elle l'a fait déjà dans sa première œuvre, dont le titre fait allusion à André Gide. Chez ce dernier La Tentative amoureuse ou Le Traité du vain désir, 1893; chez Yourcenar Alexis ou Le Traité du vain combat, 1927/28. Voir aussi à ce sujet le point 31, ci-dessous. De même, le très bon titre de sa trilogie autobiographique n'est pas de son invention et se rapporte à l'œuvre de Comenius, évoquée ci-dessus, très intéressante et partiellement d'actualité encore aujourd'hui, dont le titre intégral est Le Labyrinthe du monde et le paradis du cœur (1623 ou 1631). |
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![]() 17. (p.168) M.Y. se contredit elle-même lorsque, dans la lettre citée (voir ci-dessus sous point 3, et ailleurs), elle note, d'une part, que la patrie de Conrad était en Courlande et qu'elle parle, d'autre part, de la propriété de ses parents en Estonie. Le nom du lieu d'origine véritable, la Livonie, qui se trouve dans l'actuelle Lettonie, est donc ignoré ou sciemment évité. Cependant, comme la plupart des éléments entourant la figure de Conrad, alias "Egon de Reval", sont fictifs, cela est sans importance pour sa biographie, tout comme est insignifiante l'histoire de la cheville de Jeanne, fracturée sous une roue de voiture. Si l'on suit la chronologie de Yourcenar, nous sommes au moins en 1905, c'est-à-dire après la naissance des fils de Jeanne. Le château de Salisburg, une propriété de famille, a été incendié en Janvier 1906 par une bande révolutionnaire et est resté en ruine jusqu'en 1932, lorsqu'il fut reconstruit pour devenir un gymnase. Ne serait-ce que pour cette raison, la formulation est pour le moins douteuse, selon laquelle Jeanne a été obligée de quitter le luxe oppressant de la grande propriété pour emménager dans l'ancienne maison plus rustique de l'intendant. Cet épisode est presque sûrement une dramatisation littéraire bien éloignée des événements historiques. |
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18. "Cet Egon [de Reval], ramené ivre-mort au petit matin dans leur appartement de Pétersbourg, par son jeune frère qui l'aide à gravir l'escalier, à se débarrasser de ses vêtements, à s'étendre sur un lit, n'était plus qu'une loque où rien d'humain ne subsistait. ...À plusieurs reprises il lui revient, non ivre-mort cette fois, mais excité, les yeux anormalement brillants, la bouche pleine de propos dépourvus de sens qu'il ne tient jamais qu'à ces moments-là, vaines remarques ...; ce bavardage inepte durant lequel il lui arrive de trébucher sur les mots comme il trébuche sur les marches continue jusqu'à ce que le sommeil le guérisse de cette espèce d'imbécillité. ... 'Tous les hommes de ma famille boivent; avec eux, je ne peux pas faire autrement', dit-il au matin ..."
Ici, il ne s'agit pas seulement d'une exagération dramaturgique, mais d'une invention pure et simple. Dans la branche familiale de Conrad on ne connaît de problème lié à l'alcoolisme qu'en relation avec un de ses neveux, pendant l'entre-deux guerres (c’est-à-dire 10 à 30 ans après cette scène), que M.Y. ne pouvait pas connaître. Cette histoire fait plutôt penser à Jerry, l'ami de Yourcenar, qui l'accompagnait dans les années 1980-1986, lorsqu'elle rédigeait ce volume dit "autobiographique" (p.170/171). |
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19. (p.171) Plus loin, M.Y. met en scène une crise émotionnelle de "Egon de Reval" à Versailles: "Mais, rentrés chez eux, sa première réaction est de briser un vase d'argile auquel il tient, puis après une lampée de vodka, de s'affaler pour pleurer." Une chose similaire se produit lors de la razzia à Rome, lorsque "Egon de Reval" et son ami "Franz" se font arrêter: "... Franz inculpé de possession et de trafic de stupéfiants, resta prisonnier." (p.186/187). Il ne peut plus s'agir ici d'une explication de particularités sur la base d'une structure similaire, comme l'affirme M.Y. (p. xxx). Dans la mesure ou l'auteure, vieillissante déjà, était alors justement en train de reprendre des événements de son propre vécu, cette scène peut être considérée comme réellement autobiographique.
20. (p.171) "Ses hôtes ... les voient partir avec inquiétude dans la décapotable qu' 'Egon de Reval' vient de s'acheter." Conrad n'a jamais possédé de voiture et il ne conduisait pas. Ainsi, l'histoire où "Egon de Reval", ambulancier, transporte des blessés graves durant la première guerre mondiale (qui plus est, en France) ne peut absolument pas se référer à Conrad de Vietinghoff: "Egon, qui avait renoncé aux embardées de naguère, ramenait à Paris de grands blessés ..." (p.309). De même, Jeanne n'a jamais travaillé avec une ambulance à Senlis (il existe trois localités de ce nom, toutes au nord de la France – alors que Jeanne et Conrad vivaient à l'époque à Genève). 21. (p. 176/177) Le peintre Egon de Vietinghoff n'a jamais fait la moindre allusion à un ami de Conrad qui serait devenu un ami de la famille et qui aurait joué avec les enfants, et cependant il aimait bien raconter des anecdotes: "Egon de Reval" [le 'Conrad' du roman] a fini par lui présenter son ami, qui devient bientôt un habitué de la rue Cernuschi. ... Dans ses bons moments, ce garçon ... a des grâces presque enfantines. Clément et Axel [les fils de Conrad dans le roman] s'enchantent de le voir faire flotter des roses sur un bassin d'argent... 22. (p.198) Le personnage de "Egon de Reval" s'est éloigné de son modèle Conrad jusqu'à ne plus être reconnaissable. Quant au personnage de Michel dans le roman, s'est-il également éloigné de l'image originale du père ou celui-ci était-il vraiment tel qu'il apparaît dans cette citation: "A mi-voix, elle ['Jeanne de Reval'' l'entend crier, ou plutôt vomir ..., des insultes grossières à l'égard d'Egon et d'elle-même, propos populaciers qui au fond ne collent pas plus aux faits que les euphémismes hypocrites. ... Elle ne lui tend pas la main, ni pour qu'il la serre ni pour qu'il la baise. Ces deux personnes qui se croyaient intimes n'ont plus rien à se dire." Même ici plus aucune allusion n'est faite à un enfant commun (cf. l'hypothèse de M. Goslar, point 3), qui, selon la chronologie de Yourcenar, devait être âgé, à l'époque, d'environ trois ans. |
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![]() Pour autant que cette scène se soit réellement déroulée ainsi, il aurait eu tout à fait raison, car à ce moment-là ils se trouvaient déjà en Suisse, ce qu'il ne pouvait pas savoir. De plus, l'auteure se contredit lorsqu'elle affirme plus tard (p. 309-310) que les Vietinghoff auraient déménagé de Paris directement en Suisse, à Morges, au bord du lac Léman; en réalité, ils sont arrivés à Genève en venant de Wiesbaden. Ainsi, les visites ultérieures de la petite Marguerite, accompagnée de son père, à la rue Cernuschi entre 1907 et 1913, pour participer aux quelques goûters chez Jeanne avec Clément et Axel [Egon et Alexis de Vietinghoff], suivis d'un jeu de jonchets (p.232) sont clairement du ressort de la liberté artistique. Cependant, il est vrai que les enfants aimaient bien jouer au Mikado. Les considérations sur la raison pour laquelle les Vietinghoff ne sont pas allés en Hollande ne correspondent pas non plus à la chronologie, puisqu'ils ont déménagé en Suisse avant le début de la guerre et non lorsque La Hollande, neutre, mais difficile à atteindre, encerclée de trois côtés par l'Allemagne et la Belgique occupée, eût été une prison. (p.310). |
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![]() Ce faisant elle fait fi aussi bien de l'éloignement physique – car en 1913 elle vivait à Paris et lui à Wiesbaden – que d'un des seuls faits certains, documentés par photo: elle place, en effet, la scène du baise-main, qui a eu lieu lorsqu'elle avait deux ans, dans sa onzième année. Aucune photo ne garde la trace d'un contact entre les deux familles à cette époque. |
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![]() Il est tout à fait possible que durant cette activité, Conrad soit tombé sur les noms de connaissances et de parents; mais quil ait entrepris cette activité dans le but de rechercher un amant (voir M. Goslar, Cidmy Bulletin 11), ou que Jeanne soit tombée par hasard sur le nom de "Franz" de Quoi ? L’Eternité et que tous les deux aient cherché à obtenir des renseignements sur celui-ci, cela a lair d'une "anecdote" issue de la fantaisie créatrice de Marguerite Yourcenar. Tout comme l’autre variante, selon laquelle Conrad aurait utilisé une organisation à Genève pour retrouver un de ses partenaires de Wiesbaden. Jamais une telle chose n'est mentionnée par son fils Egon, qui avait tout de même entre 12 et 14 ans à l'époque. |
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![]() (p. 315) Lorsqu'il a quitté définitivement sa famille pour aller en Allemagne, Conrad était âgé d’au moins 25 ans. En ce qui concerne le personnage d' "Egon de Reval" dans ce roman, il est dit qu'il était en pleine crise d'adolescence au moment du départ. Par ailleurs, parmi ses proches, il n'a jamais été question que le cercle familial, dont il était censé s'être éloigné, aurait voulu le détourner de sa vocation musicale. |
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![]() 28. (p. 310) On ne sait rien sur un fameux mécène, un industriel suisse du nom de Otto Weinert. Jeanne et Egon n'ont jamais vécu ni à Winterthur, ni à Soleure, et jamais non plus quelqu'un ne leur a mis à disposition une maison. En revanche, la famille Reinhart est bien originaire de Winterthur: le père, Theodor, et trois de ses fils, tous des industriels et commerçants aisés, étaient des mécènes notables des peintres, écrivains et compositeurs. Ici M.Y. semble avoir emprunté quelques éléments de la biographie de R. M. Rilke, pour lequel, en effet, Werner Reinhart (1884-1951) a acheté un petit château au-dessus de Sierre, dans le canton du Valais. Dans la mesure où ce mécène était aussi en contact avec des compositeurs comme Stravinsky, Schönberg, Hindemith, Honegger, Berg et Webern, ce contexte est en résonnance avec la personnalité musicale avant-gardiste d' "Egon de Reval", tel que Yourcenar le conçoit dans son roman, mais ne correspond pas à la personnalité réelle de Conrad de Vietinghoff. |
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![]() Ce parc, aujourd'hui public, avec son biotope particulier, est un but d'excursion apprécié grâce à ses sentiers le long des rives de la Salis, aux grottes creusées dans le grès rouge sur son autre berge, et à l’écho étonnant qui se forme sur le site de pic-nic; les pagayeurs s'y rendent aussi. Le parc est aujourd'hui la principale attraction touristique de Mazsalaca |
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![]() En revanche, on ne pouvait certainement pas rencontrer dans les manoirs baltiques des pages et des "stridentes trompettes annonçant le souper" – qui sont plutôt l’apanage des cours des princes régnants ou encore des clichés associés aux palais dans les productions historicisantes hollywoodiennes. |
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![]() Il pourrait bien s'agir là de la baronne Juliane de Krüdener, née baronne de Vietinghoff (1764-1824), qui a publié son roman Alexis ou l’Histoire d'un soldat russe (sic!) en 1796-1798. Elle n'était pas la grand-tante de Conrad, mais provenait d'une autre branche livonienne de la famille. C'était la fille du baron Otto Hermann de Vietinghoff, mentionné au début du chapitre, grand propriétaire de nombreux domaines seigneuriaux, mécène artistique et quasiment ministre de la santé de la tsarine Catherine la Grande, raison pour laquelle on le plaisantait par le sobriquet de "demi-roi de Livonie". Juliane était la "confidente" d'Alexandre 1er, sans qu'on sache très bien ce que cela pouvait signifier. |
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![]() Yourcenar peut avoir appris tout cela d'Egon. Mais elle peut aussi avoir découvert elle-même cette femme excentrique, ce que suggère l'étrange proximité du titre de son roman Alexis ou le vain combat (1927-1928) avec l'œuvre citée de Krüdener. "Presque de la gloire, presque de l’amour et presque du bonheur?" Juliane tenait des discours religieux enflammés dans le Canton de l'Argovie et à Bâle, distribuait la soupe populaire à Bâle et dans la région de Bade pour la population affamée suite aux guerres napoléoniennes, jusqu'à ce qu'elle soit considérée, içi et là, comme trop subversive et chassée. Puis, tombée dans la disgrâce du tsar, elle mourut pauvre et retirée en Crimée, où le tsar lui avait permis de constituer une colonie piétiste. |
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11 – Eclaircissements et rectifications ![]() Nous invitons tout auteur ou traducteur, présent et à venir, à corriger les indications et informations fausses ou affirmations spéculatives apparaissant dans les biographies, articles scientifiques ou sur internet. Nous les prions d'indiquer les passages en question, en spécifiant en quoi sont éloignés de la réalité historique et nés de la liberté d'auteur assumée par Marguerite Yourcenar. Dans les romans d'imagination de Marguerite Yourcenar comme dans ceux qui ont une connotation autobiographique, ainsi que dans les différentes biographies qui lui sont consacrées, on trouve des éléments erronés au sujet de l'histoire des parents du peintre. Voici une liste de rectifications fondées sur des connaissances dont le sérieux est garanti. |
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![]() ![]() IV. L’éducation de Conrad n’était pas plus "puritaine" que celle d'autres adolescents d'alors, mais marquée par l'aristocratie. En outre, la fantaisie de Marguerite Yourcenar évoque dans son roman Alexis un milieu familial "dominé entièrement par les femmes" pour ‘expliquer’ les penchants d' "Alexis". Mais ce prétendu argument ne correspond pas à la biographie du vrai Conrad. |
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