Conrad de Vietinghoff, le père
14. Il n'est pas certain que Jeanne et "Egon de Reval" aient vraiment rencontré le tsar et la tsarine. Le tsar n'a pas visité le château de Salisburg, mais ils auraient pu se rencontrer à d'autres occasions. La scène du roman pourrait être un mélange de deux événements différents:
a) la visite du roi de Saxe à Neschwitz, le château du frère aîné de Conrad et b) l'anecdote rapportée par Egon de Vietinghoff, selon laquelle Conrad, Jeanne et les enfants ont été invités à un banquet donné par l'empereur Guillaume II à Wiesbaden. (p. 158) |
||
15. Michel de Crayencour a traduit, en effet, l’œuvre d'un important philosophe, théologien et pédagogue, Johann Amos Comenius (1592-1670). Mais s'il a vraiment fait imprimer 500 exemplaires, dont il aurait envoyé la moitié à Jeanne, il est très étonnant qu’aucun de ces exemplaires ne se retrouve dans l'héritage des Vietinghoff. Il est difficile d'imaginer que Jeanne les a tous vendus ou qu'ils ont tout simplement disparu, alors qu'une photo de lui et de Marguerite enfant ont été gardés, à côté de nombreux autres contrats domestiques et de mariage ainsi que d'autres documents. Il pourrait s'agir encore d'une fiction de M.Y., d'autant plus que la suite, selon laquelle Conrad alias "Egon de Reval" aurait utilisé cet écrit de Comenius, Le Paradis du Cœur, comme livret pour une composition atonale, n’a aucun fondement réel. (p.166)
Par ailleurs, dans les commentaires sur ses propres écrits ou par sa façon de se référer et de reprendre les titres d’œuvres connues, M.Y. n'hésite pas à se ranger dans le cercle des grands écrivains, ainsi qu'elle l'a fait déjà dans sa première œuvre, dont le titre fait allusion à André Gide. Chez ce dernier La Tentative amoureuse ou Le Traité du vain désir, 1893; chez Yourcenar Alexis ou Le Traité du vain combat, 1927/28. Voir aussi à ce sujet le point 31, ci-dessous. De même, le très bon titre de sa trilogie autobiographique n'est pas de son invention et se rapporte à l'œuvre de Comenius, évoquée ci-dessus, très intéressante et partiellement d'actualité encore aujourd'hui, dont le titre intégral est Le Labyrinthe du monde et le paradis du cœur (1623 ou 1631). |
||
16. Conrad de Vietinghoff n'a jamais voyagé en Espagne à la recherche d'anciennes musiques ibériques. Cela correspond plutôt à la démarche de Yourcenar, qui, elle, recueillait et traduisait des negro spirituals et des contes des Indiens d'Amérique du Nord. Elle interprétait sans doute dans le même sens les recueils musicaux de Béla Bartok (1881-1945), ce contemporain de Conrad qui était déjà, à l'époque, un compositeur et un pianiste mondialement reconnu. Bartók recueillait des chants populaires surtout en Europe de l'Est et en Turquie; il était engagé dans un processus de renouveau de la musique, mais – tout comme Conrad – n'avait pas pris le chemin de la musique dodécaphonique. Il a composé, entre autres, deux ballets, dont l'un fut rejeté pour inconvenance, tout comme le seul opéra qu'il ait écrit – et cet épisode aussi est mis par Yourcenar sur le compte du pianiste Conrad de Vietinghoff (p.166).
17. (p.168) M.Y. se contredit elle-même lorsque, dans la lettre citée (voir ci-dessus sous point 3, et ailleurs), elle note, d'une part, que la patrie de Conrad était en Courlande et qu'elle parle, d'autre part, de la propriété de ses parents en Estonie. Le nom du lieu d'origine véritable, la Livonie, qui se trouve dans l'actuelle Lettonie, est donc ignoré ou sciemment évité. Cependant, comme la plupart des éléments entourant la figure de Conrad, alias "Egon de Reval", sont fictifs, cela est sans importance pour sa biographie, tout comme est insignifiante l'histoire de la cheville de Jeanne, fracturée sous une roue de voiture. Si l'on suit la chronologie de Yourcenar, nous sommes au moins en 1905, c'est-à-dire après la naissance des fils de Jeanne. Le château de Salisburg, une propriété de famille, a été incendié en Janvier 1906 par une bande révolutionnaire et est resté en ruine jusqu'en 1932, lorsqu'il fut reconstruit pour devenir un gymnase. Ne serait-ce que pour cette raison, la formulation est pour le moins douteuse, selon laquelle Jeanne a été obligée de quitter le luxe oppressant de la grande propriété pour emménager dans l'ancienne maison plus rustique de l'intendant. Cet épisode est presque sûrement une dramatisation littéraire bien éloignée des événements historiques. |
||
18. "Cet Egon [de Reval], ramené ivre-mort au petit matin dans leur appartement de Pétersbourg, par son jeune frère qui l'aide à gravir l'escalier, à se débarrasser de ses vêtements, à s'étendre sur un lit, n'était plus qu'une loque où rien d'humain ne subsistait. ...À plusieurs reprises il lui revient, non ivre-mort cette fois, mais excité, les yeux anormalement brillants, la bouche pleine de propos dépourvus de sens qu'il ne tient jamais qu'à ces moments-là, vaines remarques ...; ce bavardage inepte durant lequel il lui arrive de trébucher sur les mots comme il trébuche sur les marches continue jusqu'à ce que le sommeil le guérisse de cette espèce d'imbécillité. ... 'Tous les hommes de ma famille boivent; avec eux, je ne peux pas faire autrement', dit-il au matin ..."
Ici, il ne s'agit pas seulement d'une exagération dramaturgique, mais d'une invention pure et simple. Dans la branche familiale de Conrad on ne connaît de problème lié à l'alcoolisme qu'en relation avec un de ses neveux, pendant l'entre-deux guerres (c’est-à-dire 10 à 30 ans après cette scène), que M.Y. ne pouvait pas connaître. Cette histoire fait plutôt penser à Jerry, l'ami de Yourcenar, qui l'accompagnait dans les années 1980-1986, lorsqu'elle rédigeait ce volume dit "autobiographique" (p.170/171). |
||
19. (p.171) Plus loin, M.Y. met en scène une crise émotionnelle de "Egon de Reval" à Versailles: "Mais, rentrés chez eux, sa première réaction est de briser un vase d'argile auquel il tient, puis après une lampée de vodka, de s'affaler pour pleurer." Une chose similaire se produit lors de la razzia à Rome, lorsque "Egon de Reval" et son ami "Franz" se font arrêter: "... Franz inculpé de possession et de trafic de stupéfiants, resta prisonnier." (p.186/187). Il ne peut plus s'agir ici d'une explication de particularités sur la base d'une structure similaire, comme l'affirme M.Y. (p. xxx). Dans la mesure ou l'auteure, vieillissante déjà, était alors justement en train de reprendre des événements de son propre vécu, cette scène peut être considérée comme réellement autobiographique.
20. (p.171) "Ses hôtes ... les voient partir avec inquiétude dans la décapotable qu' 'Egon de Reval' vient de s'acheter." Conrad n'a jamais possédé de voiture et il ne conduisait pas. Ainsi, l'histoire où "Egon de Reval", ambulancier, transporte des blessés graves durant la première guerre mondiale (qui plus est, en France) ne peut absolument pas se référer à Conrad de Vietinghoff: "Egon, qui avait renoncé aux embardées de naguère, ramenait à Paris de grands blessés ..." (p.309). De même, Jeanne n'a jamais travaillé avec une ambulance à Senlis (il existe trois localités de ce nom, toutes au nord de la France – alors que Jeanne et Conrad vivaient à l'époque à Genève). 21. (p. 176/177) Le peintre Egon de Vietinghoff n'a jamais fait la moindre allusion à un ami de Conrad qui serait devenu un ami de la famille et qui aurait joué avec les enfants, et cependant il aimait bien raconter des anecdotes: "Egon de Reval" [le 'Conrad' du roman] a fini par lui présenter son ami, qui devient bientôt un habitué de la rue Cernuschi. ... Dans ses bons moments, ce garçon ... a des grâces presque enfantines. Clément et Axel [les fils de Conrad dans le roman] s'enchantent de le voir faire flotter des roses sur un bassin d'argent... 22. (p.198) Le personnage de "Egon de Reval" s'est éloigné de son modèle Conrad jusqu'à ne plus être reconnaissable. Quant au personnage de Michel dans le roman, s'est-il également éloigné de l'image originale du père ou celui-ci était-il vraiment tel qu'il apparaît dans cette citation: "A mi-voix, elle ['Jeanne de Reval'' l'entend crier, ou plutôt vomir ..., des insultes grossières à l'égard d'Egon et d'elle-même, propos populaciers qui au fond ne collent pas plus aux faits que les euphémismes hypocrites. ... Elle ne lui tend pas la main, ni pour qu'il la serre ni pour qu'il la baise. Ces deux personnes qui se croyaient intimes n'ont plus rien à se dire." Même ici plus aucune allusion n'est faite à un enfant commun (cf. l'hypothèse de M. Goslar, point 3), qui, selon la chronologie de Yourcenar, devait être âgé, à l'époque, d'environ trois ans. |
||
23. Les Vietinghoff ont déménagé en 1907 à Wiesbaden, de là à Genève en 1913 et en 1916 seulement à Zürich; tout cela est raccourci dans le roman, où le déménagement se passe au plus tôt en 1913. Cela est confirmé un peu plus tard, de manière assez vague, en rapport avec l'époque de la première guerre mondiale (p.298): Pensif, Michel arpente la rue Cernuschi, mais de nouveaux visages aperçus aux fenêtres du premier étage le renseignent déjà. Avant M.Y. a situé l'appartement au premier étage (p.104). Il y retourne affronter le concierge. "Monsieur et Madame ont quitté depuis plus de deux ans. On dit qu'ils sont en Suisse allemande." Ce portier méfiant paraît confondre la Suisse allemande et l'Allemagne.
Pour autant que cette scène se soit réellement déroulée ainsi, il aurait eu tout à fait raison, car à ce moment-là ils se trouvaient déjà en Suisse, ce qu'il ne pouvait pas savoir. De plus, l'auteure se contredit lorsqu'elle affirme plus tard (p. 309-310) que les Vietinghoff auraient déménagé de Paris directement en Suisse, à Morges, au bord du lac Léman; en réalité, ils sont arrivés à Genève en venant de Wiesbaden. Ainsi, les visites ultérieures de la petite Marguerite, accompagnée de son père, à la rue Cernuschi entre 1907 et 1913, pour participer aux quelques goûters chez Jeanne avec Clément et Axel [Egon et Alexis de Vietinghoff], suivis d'un jeu de jonchets (p.232) sont clairement du ressort de la liberté artistique. Cependant, il est vrai que les enfants aimaient bien jouer au Mikado. Les considérations sur la raison pour laquelle les Vietinghoff ne sont pas allés en Hollande ne correspondent pas non plus à la chronologie, puisqu'ils ont déménagé en Suisse avant le début de la guerre et non lorsque La Hollande, neutre, mais difficile à atteindre, encerclée de trois côtés par l'Allemagne et la Belgique occupée, eût été une prison. (p.310). |
||
24. (p. 217) La photo du fameux baise-main par le petit Egon (de Vietinghoff) à Marguerite (qui s'appelait encore, alors, de Crayencour), à la plage de Scheveningen date de l'été 1905, ce que l'écrivaine savait et ce qu'elle se vit rappeler par le peintre au milieu des années quatre-vingt. Cependant, voici de quelle manière elle évoque son âge de 10 ans (1913): Clément et Axel [Egon et Alexis dans le roman] n'étaient plus pour moi que de très petits enfants (‘Voyez comme j’étais déjà courtois de ce temps-là, me dit maintenant Clément en me montrant des photographies d'autrefois, je vous baisais déjà la main’) comme je n'étais moi-même qu'une toute petite fille.
Ce faisant elle fait fi aussi bien de l'éloignement physique – car en 1913 elle vivait à Paris et lui à Wiesbaden – que d'un des seuls faits certains, documentés par photo: elle place, en effet, la scène du baise-main, qui a eu lieu lorsqu'elle avait deux ans, dans sa onzième année. Aucune photo ne garde la trace d'un contact entre les deux familles à cette époque. |
||
25.(p 312) Il est vrai que pendant la première guerre mondiale Conrad, philanthrope et pacifiste, a offert son aide à la Croix Rouge de Genève: il connaissait de nombreuses langues et avait du temps. Selon le témoignage de son fils Egon, il triait le courrier et le transmettait aux prisonniers allemands, ce à quoi peu de gens étaient prêts, compte tenu de l'atmosphère anti-allemande qui régnait. Sans posséder une citoyenneté claire et inclassable par son côté hors normes, il fut dénoncé par une voisine et dût se défendre péniblement contre une suspicion absurde d'espionnage. Un parent éloigné, Allemand-Balte et officiellement encore sujet russe comme lui, fut dénoncé lui aussi. Bien sûr, les recherches n'eurent aucun résultat et furent arrêtées après quelque temps. L'écrivain français Romain Rolland, connu internationalement, qui était un ami des Vietinghoff, reprit alors le même travail que Conrad auprès de la Croix Rouge genevoise, lui aussi en tant que pacifiste et pour des raisons humanitaires. Il reçut le Prix Nobel de littérature en 1915.
Il est tout à fait possible que durant cette activité, Conrad soit tombé sur les noms de connaissances et de parents; mais quil ait entrepris cette activité dans le but de rechercher un amant (voir M. Goslar, Cidmy Bulletin 11), ou que Jeanne soit tombée par hasard sur le nom de "Franz" de Quoi ? L’Eternité et que tous les deux aient cherché à obtenir des renseignements sur celui-ci, cela a lair d'une "anecdote" issue de la fantaisie créatrice de Marguerite Yourcenar. Tout comme l’autre variante, selon laquelle Conrad aurait utilisé une organisation à Genève pour retrouver un de ses partenaires de Wiesbaden. Jamais une telle chose n'est mentionnée par son fils Egon, qui avait tout de même entre 12 et 14 ans à l'époque. |
||
26. (p. 273) Conrad de Vietinghoff a quitté la maison paternelle comme ses frères aînés, pour étudier dans la ville, relativement proche, de Dorpat; à l’heure actuelle, Tartu appartient à l’Estonie mais faisait partie à l’époque de la Livonie, comme la maison parentale de Salisburg.
(p. 315) Lorsqu'il a quitté définitivement sa famille pour aller en Allemagne, Conrad était âgé d’au moins 25 ans. En ce qui concerne le personnage d' "Egon de Reval" dans ce roman, il est dit qu'il était en pleine crise d'adolescence au moment du départ. Par ailleurs, parmi ses proches, il n'a jamais été question que le cercle familial, dont il était censé s'être éloigné, aurait voulu le détourner de sa vocation musicale. |
||
27. (p. 316) Conrad a demandé la nationalité suisse pour lui et les siens en 1921 seulement, et il a obtenu la citoyenneté de Zurich en 1922. Le "fait" qu'ils auraient acquis les passeports suisses pendant la guerre mondiale, c'est-à-dire à peine 2-3 ans après leur immigration et avant la chute de l'Empire russe, dont ils étaient encore officiellement sujets, et qu'ils aient voyagé avec ces passeports en Scandinavie, montre, une fois encore, combien la chronologie yourcenarienne s'éloigne de la réalité.
28. (p. 310) On ne sait rien sur un fameux mécène, un industriel suisse du nom de Otto Weinert. Jeanne et Egon n'ont jamais vécu ni à Winterthur, ni à Soleure, et jamais non plus quelqu'un ne leur a mis à disposition une maison. En revanche, la famille Reinhart est bien originaire de Winterthur: le père, Theodor, et trois de ses fils, tous des industriels et commerçants aisés, étaient des mécènes notables des peintres, écrivains et compositeurs. Ici M.Y. semble avoir emprunté quelques éléments de la biographie de R. M. Rilke, pour lequel, en effet, Werner Reinhart (1884-1951) a acheté un petit château au-dessus de Sierre, dans le canton du Valais. Dans la mesure où ce mécène était aussi en contact avec des compositeurs comme Stravinsky, Schönberg, Hindemith, Honegger, Berg et Webern, ce contexte est en résonnance avec la personnalité musicale avant-gardiste d' "Egon de Reval", tel que Yourcenar le conçoit dans son roman, mais ne correspond pas à la personnalité réelle de Conrad de Vietinghoff. |
||
29. (p. 328) Bien entendu, le château de Salisburg avec ses 62 pièces exigeait une domesticité nombreuse et une cuisine convenant à une grande famille, à des visites s’étalant souvent sur des semaines, et à ce personnel nombreux. Il y avait bien une écurie avec des chevaux de labour ou à monter, ainsi que des carrosses; il y avait aussi l’immense parc avec ses platebandes et ses sentiers, la forêt et le ruisseau.
Ce parc, aujourd'hui public, avec son biotope particulier, est un but d'excursion apprécié grâce à ses sentiers le long des rives de la Salis, aux grottes creusées dans le grès rouge sur son autre berge, et à l’écho étonnant qui se forme sur le site de pic-nic; les pagayeurs s'y rendent aussi. Le parc est aujourd'hui la principale attraction touristique de Mazsalaca |
||
Bien entendu, le château de Salisburg avec ses 62 pièces exigeait une domesticité nombreuse et une cuisine convenant à une grande famille, à des visites s’étalant souvent sur des semaines, et à ce personnel nombreux. Il y avait bien une écurie avec des chevaux de labour ou à monter, ainsi que des carrosses; il y avait aussi l’immense parc avec ses platebandes et ses sentiers, la forêt et le ruisseau.
En revanche, on ne pouvait certainement pas rencontrer dans les manoirs baltiques des pages et des "stridentes trompettes annonçant le souper" – qui sont plutôt l’apanage des cours des princes régnants ou encore des clichés associés aux palais dans les productions historicisantes hollywoodiennes. |
||
30. (p. 328) Les "cygnes rôtis" ne sont apparemment pas très goûteux, et servaient plutôt d'ersatz à la chasse dans les classes pauvres. Il existe néanmoins des recettes du Moyen Âge, provenant de France et d'Angleterre, pour préparer les cygnes, et encore aujourd'hui certaines personnes les apprécient avec passion, quand bien même ils ne figurent pas dans les menus des restaurants. La mode de les utiliser pour la décoration de plats de banquet est venue de France, et aura peut-être été introduite dans les régions baltiques, pour les occasions spéciales, peut-être bien dans les dîners offerts par le duc de Courlande. Mais les "cygnes rôtis" n'étaient nullement un mets traditionnel dans les grandes maisons de la Baltique.
|
||
31. (p. 328/329) La mention d'une parente éloignée est une allusion à un autre membre de la famille Vietinghoff: "Sa grand-tante Dorothée de Reval, ambassadrice … puis organisatrice d'un cercle d'illuminés qui contint et influença des rois et des princes. Il se souvient d'avoir lu d'elle un petit volume de 'Pensées', écrit par elle en français à l'époque du Directoire" [1795-1799]: "Il y a des gens qui ont eu presque de la gloire, presque de l'amour et presque du bonheur."
Il pourrait bien s'agir là de la baronne Juliane de Krüdener, née baronne de Vietinghoff (1764-1824), qui a publié son roman Alexis ou l’Histoire d'un soldat russe (sic!) en 1796-1798. Elle n'était pas la grand-tante de Conrad, mais provenait d'une autre branche livonienne de la famille. C'était la fille du baron Otto Hermann de Vietinghoff, mentionné au début du chapitre, grand propriétaire de nombreux domaines seigneuriaux, mécène artistique et quasiment ministre de la santé de la tsarine Catherine la Grande, raison pour laquelle on le plaisantait par le sobriquet de "demi-roi de Livonie". Juliane était la "confidente" d'Alexandre 1er, sans qu'on sache très bien ce que cela pouvait signifier. |
||
Femme piétiste et mystique, elle a eu une influence décisive sur le tsar. Elle est considérée comme la mère de la Sainte-Alliance contre la France, a représenté en 1815 la Russie au Congrès de Vienne et y est apparue en soignant son image en "Femme de l’Apocalypse" contre Napoléon "l’Antéchrist".
Yourcenar peut avoir appris tout cela d'Egon. Mais elle peut aussi avoir découvert elle-même cette femme excentrique, ce que suggère l'étrange proximité du titre de son roman Alexis ou le vain combat (1927-1928) avec l'œuvre citée de Krüdener. "Presque de la gloire, presque de l’amour et presque du bonheur?" Juliane tenait des discours religieux enflammés dans le Canton de l'Argovie et à Bâle, distribuait la soupe populaire à Bâle et dans la région de Bade pour la population affamée suite aux guerres napoléoniennes, jusqu'à ce qu'elle soit considérée, içi et là, comme trop subversive et chassée. Puis, tombée dans la disgrâce du tsar, elle mourut pauvre et retirée en Crimée, où le tsar lui avait permis de constituer une colonie piétiste. |
||
11 – Eclaircissements et rectifications
Les remarques qui suivent sont des données certifiées par des documents et des entretiens personnels. Cela concerne aussi bien les différences entre la personnalité réelle de Conrad de Vietinghoff et les personnages littéraires créés par Marguerite Yourcenar, que les souvenirs qu'elle évoque dans ses dernières œuvres, en partie autobiographiques, et les affirmations, suppositions, hypothèses et conclusions de ses biographes, qu'il s'agisse de leur vision personnelle ou d'une simple copie reprise chez d'autres.
Nous invitons tout auteur ou traducteur, présent et à venir, à corriger les indications et informations fausses ou affirmations spéculatives apparaissant dans les biographies, articles scientifiques ou sur internet. Nous les prions d'indiquer les passages en question, en spécifiant en quoi sont éloignés de la réalité historique et nés de la liberté d'auteur assumée par Marguerite Yourcenar. Dans les romans d'imagination de Marguerite Yourcenar comme dans ceux qui ont une connotation autobiographique, ainsi que dans les différentes biographies qui lui sont consacrées, on trouve des éléments erronés au sujet de l'histoire des parents du peintre. Voici une liste de rectifications fondées sur des connaissances dont le sérieux est garanti. |
||
I. Conrad n'avait pas de sœurs, mais il était le cadet de quatre fils: l'aîné a hérité de la propriété de Neschwitz en Saxe, le second de la maison familiale de Salisburg, le troisième a épousé à Marienburg, en Livonie, une fille d'une autre lignée des Vietinghoff (celle d'Otto Hermann, déjà mentionné), qui était devenue veuve suite à un mariage avec encore un autre Vietinghoff – ce qui lui évita d'avoir à modifier son monogramme sur tous les éléments de son trousseau et sur ses couverts. Quant à Conrad, il reçut son héritage en argent, et cela déjà avant la perte de sa patrie suite aux révolutions russes et à la Première Guerre mondiale ce qui lui a permis de vivre sans soucis financiers jusque dans les années trente. Il ne souffrit donc pas de soucis financiers les 60 premières années de sa vie.
|
||
Le cliché de la noblesse appauvrie ne s’accorde donc pas avec la situation de Conrad dans la majeure partie de sa vie, et certainement pas à l’époque de la naissance du roman Alexis. Après la mort de Jeanne, Conrad a vécu seul; il a été naïf au point de faire des cadeaux ou d'offrir des prêts ou des garanties bancaires à toute sorte d’arnaqueurs se plaignant de leur situation financière.
|
||
II. Conrad est né au château (gentilhommière) Salisburg (Mazsalaca de nos jours). Sa patrie n'était ni la Bohême, ni la Moravie ni la Courlande ni la Pologne, mais la région historique de la Livonie, ancien domaine de l'Ordre des Chevaliers Teutoniques et, depuis Pierre le Grand, province de l'Empire des tsars (1710). Baptisée selon les premiers habitants, les Lives finnois, qui constituent maintenant encore une infime minorité ethnique. Lors de la première fondation d'un état souverain, la Livonie fut partagée: le nord devint partie intégrante de l'Estonie, le sud (avec la Courlande) de la Lettonie, et ainsi, en 1918, le nom de Livonie disparut de la carte. Aussi, les ancêtres de Conrad ne provient pas de la Moravie, ni la Podolie, ni de la Bohême mais de la Livonie, et ses parents n’avait jamais vécus à Vienne, lui non plus.
|
||
III. Les parents de Conrad n'étaient pas morts prématurément. Son père mourut à Riga en 1918 à l'âge de 85. Quant à sa mère, elle vécut jusqu'à son décès en 1923, également à l'âge de 85, principalement à Neschwitz, la propriété saxonne de la famille, chez Harry, frère aîné de Conrad, où celui-ci leur rendit visite.
IV. L’éducation de Conrad n’était pas plus "puritaine" que celle d'autres adolescents d'alors, mais marquée par l'aristocratie. En outre, la fantaisie de Marguerite Yourcenar évoque dans son roman Alexis un milieu familial "dominé entièrement par les femmes" pour ‘expliquer’ les penchants d' "Alexis". Mais ce prétendu argument ne correspond pas à la biographie du vrai Conrad. |
||