Conrad de Vietinghoff, le père
9 – Le Coup de Grâce
Marguerite Yourcenar a écrit cet autre bref roman intitulé Le Coup de Grâce en 1938. Il fut édité en 1939. L'action se joue dans un pays balte lors de la Guerre civile russe (1917/18-1920/21) entre le corps-franc et la Garde rouge des bolcheviks (plus tard l'armée rouge). Le narrateur, Eric, officier prussien, s'installe avec ses hommes chez "Konrad", un ami de jeunesse, dans son château déjà marqué par les attaques ennemies. Sophie, la sœur de celui-ci, tombe amoureuse d'Eric, mais ne peut rien espérer d'autre qu'une affection fraternelle, car il a en réalité un faible pour "Konrad". Les trois personnages appartiennent à la noblesse et vivent dans une communauté sous la menace extérieure, et dont, en conséquence, les structures riches en traditions se délitent. Sophie essaie de trouver une diversion dans des aventures sans lendemain qui devraient rendre Eric jaloux. Dans cette situation sans issue, cette atmosphère psychologique de fin du monde, ces rejets répétés, auxquels elle se heurte, Sophie quitte le château. Elle se lie avec un étudiant, opte pour l'obédience opposée et fraternise avec les bolcheviks. Mais le petit groupe dont elle fait partie est cerné par la troupe d' Eric et emprisonné. "Konrad" a péri dans un accrochage antérieur et la lutte est arrivée au point où l'on ne fait plus de prisonniers. Même Sophie n'y échappera pas et son ultime désir est que le coup de grâce lui soit asséné par Eric.
Ce que le célèbre réalisateur allemand Volker Schlöndorff a fait de ce roman dans le film portant le même titre (1976), n'a pas à être discuté ici: c'est un autre chapitre de l'histoire. Marguerite Yourcenar, n'était pas très heureuse et, dans une lettre à Volker Schlöndorff, a émis différentes critiques relatives au caractère des trois personnages. Les rôles principaux étaient tenus par Margarethe von Trotta, Mathias Habich, Rüdiger Kirschtein, Valeska Gert et Mathieu Carrière. Cette réalisation a été récompensée par le 'Ruban d'Or', le plus doté prix culturel d'Allemagne. |
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Ce n'est certainement pas par hasard que le Conrad réel soit l'éponyme, "Konrad", de son pendant romanesque. Mais le nom "von Reval" qui n'existe pas, indique toutefois une certaine distance entre la fiction et la réalité. Il arrive que le vrai Conrad, le père du peintre Egon de Vietinghoff, surgisse brièvement. Toutefois avec des traits de caractère, des comportements différents; d'autres êtres ont apparemment inspiré l'auteure, ou des expériences personnelles ont été exploitées par sa liberté artistique. Ainsi, Sophie n'a rien à voir avec Jeanne de Vietinghoff, mais en revanche beaucoup avec Marguerite Yourcenar elle-même. Quant à Eric, il a été inspiré par l'un des amants de celle-ci qui n'avait pas répondu à son amour. Elle a transposé l'action dans la patrie de Conrad, dont elle a donné le nom au troisième personnage.
Le cadre aristocratique de la région balte, la Guerre civile russe après la Révolution d'Octobre, l'amour malheureux d'une femme pour un homme biou homosexuel et l'idée un peu vague que Marguerite Yourcenar a de Conrad de Vietinghoff et de sa famille sont les matériaux argileux et bruts de sa création littéraire, dont elle donne la forme à ses héros. Cela étant, elle exprime sa propre ambiguïté, ses propres réflexions et sa propre histoire avec ses déchirements. Elle n'a pas besoin de rester proche des personnages réels pour prendre conscience des différents aspects de sa propre personnalité par l'acte créateur de l'écriture. Souvent, cela n'a pas beaucoup à voir avec ses modèles et sur ce point, il aurait peut-être été préférable de donner d'autres prénoms aux personnages littéraires. |
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Comme aucune relation érotique n’est intervenue entre Eric et Sophie, que le penchant d' Eric pour "Konrad" est évoqué avec beaucoup de décence et qu'il n'est pas précisé si "Konrad" le partage, le terme de "triangle" n'est pas approprié. Ce qui lie les deux hommes contient cette part d'idéalisme qui correspond au monde de Conrad de Vietinghoff, et c'est comme si la timidité de l'auteure la retenait de se livrer à l'analyse de ces sentiments, si secrets et délicats. Les brèves allusions, à peine perceptibles pour le lecteur, s'effacent presque derrière le thème de l'amour inassouvi de Sophie, qui est le sujet principal du roman et remplit le plus de place, cela dans un langage beaucoup plus clair que pour "Alexis". A ce niveau, on pourrait établir une certaine parallèle avec le vécu conjugal de Jeanne de Vietinghoff. D'ailleurs une parenté des personnages du roman avec les membres de la famille de Vietinghoff ne naît pas sur le plan biographique, mais dans l'équilibre entre des traits de caractère subtilement apparentés et le non-dit, de même que dans l'essence abstraite du tragique propre à l’être humain.
La tactique, chère à Marguerite Yourcenar qui consiste à créer la confusion, est appliquée ici lorsqu’elle prétend, dans la préface ajoutée en 1962: Le livre s'inspire d’une occurrence authentique, et les trois personnages ... sont restés à peu près tels que me les avait décrits l'un des meilleurs amis du principal intéressé. (Œuvres romanesque, p.79). L'auteure suggère la véracité de cette phrase et de tout le roman par le fait qu'à côté d'analyses subtiles et de commentaires objectifs, il est psychologiquement sérieux, voire scientifiquement fondé. Elle explique en outre: Ce garçon et cette fille, que je connaissais seulement par un bref résumé de leur aventure ... (Œuvres romanesque, p.80). L'ami proche dont elle parle pourrait même être son propre père, avec lequel elle entretenait des rapports très étroits, et qui lui a (peut-être beaucoup) parlé de Conrad et de Jeanne. |
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10 – Quoi ? L'Eternité
Ses deux parents, Conrad et Jeanne, ainsi qu'Egon lui-même et son frère apparaissent dans cette œuvre, avec des prénoms changés à l'exception de celui de Jeanne. Mais il faut se garder à tout prix de considérer le livre comme une véritable autobiographie, en dépit de la richesse des nombreux détails vérifiables ou de la vivacité des personnages. C'est une œuvre littéraire, qui contient tout juste autant de réalité que l'auteur en a besoin pour bâtir son décor, afin de pouvoir esquisser des réponses aux questions qui l'accompagnent depuis la mort de sa mère, – c'est-à-dire depuis sa naissance –, comme un leitmotiv aux nombreuses variations. Variations ou hantises? Yourcenar ne nous offre pas là une œuvre documentaire, mais un roman teinté de biographie, qui se déploie dans son cadre nécessaire.
Comme tous les livres de Yourcenar, ce dernier volume non achevé de sa trilogie Le Labyrinthe du monde est un roman aussi profond que passionnant. Il est parsemé d'épisodes réalistes, traçables historiquement, il est empreint de la sagesse de la Grande Dame, il est écrit dans une langue forte, aux tournures raffinées. Mais son caractère autobiographique ne s'applique que là où il s’agit de la propre famille de l'auteure et partiellement de ses souvenirs personnels. Les épisodes de sa première enfance ont tous un air d'authenticité, alors même que les lacunes de mémoire, tout à fait compréhensibles, y sont comblées de manière à créer du sens au fil de l'histoire. En effet, elle ne reste pas accrochée aux faits précis, que ce soit par simple absence de souvenirs ou par volonté littéraire. Et ce n'est pas par hasard que Josyane Savigneau a donné à sa biographie de Yourcenar le sous-titre L'invention d'une vie. Toutes les œuvres de Yourcenar peuvent être lues comme des romans. Mais lorsqu'une œuvre comme Quoi? L'Éternité se dit «chronique» et revendique par là un caractère autobiographique, le regard est forcément amené à chercher les événements réels entrelacés avec les éléments romanesques. En ce qui concerne les Vietinghoff, l'auteure a suivi sa propre imagination bien plus que ne pourrait le croire un simple lecteur ou même ses biographes. |
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Dans une lettre adressée à Egon de Vietinghoff et datée du 6 juillet, l'auteure mentionne son travail à cette œuvre. Le mot «autobiographie» y apparaît entre guillemets.
Je me suis remise au troisième volume de ma supposée «autobiographie» où en réalité je parais à peine. J'avais pensé, je vous l'avais dit, y faire le portrait de votre mère, mais je me suis aperçue que je n'en savais pas assez sur les détails de sa vie. Mon livre Quoi, l'Eternite? plonge donc dans l'imaginaire avec un fort substratum secret de ma vie à moi. J'en suis moi-même déçue et troublée, mais vous savez trop qu'un artiste ne fait pas ce qu'il veut pour vous étonner beaucoup. |
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M. Yourcenar confesse expressément:
Mais tout cela pouvait ne pas être … J'ai cru longtemps que … Je me trompais … Ce décalage si marqué prouve à quel point notre mémoire éloigne ou rapproche les faits, en d'autres cas les enrichit ou les appauvrit, et les transforme pour les faire vivre. La mémoire n'est pas une collection de documents déposés en bon ordre au fond d'on ne sait quel nous-mêmes; elle vit et change; elle rapproche les bouts de bois mort pour en faire de nouveau de la flamme. Dans un livre fait de souvenirs, il fallait que ce truisme fût énoncé quelque part. Il l'est ici. (p. 278 f) |
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A l'inverse de ce que suggère l'auteure, Conrad de Vietinghoff n'est pas né sous le signe du Bélier et n'a pas son profil entreprenant, carrément fonceur; selon le calendrier grégorien, il a vu le jour le 29.12.1870 et se trouvait alors sous le signe du Capricorne, qui a imprégné son tempérament plus contrôlé, voire retenu. Et puisqu'il est arrivé au monde après 3h10 du matin, c'est la lune, tout au plus, qui se trouvait en Bélier – M.Y. aurait-elle pris en compte tous ces éléments? Quoi qu'il en soit, la nature du Capricorne est clairement dominante chez Conrad de Vietinghoff et ce d'autant plus que Mercure, Venus et Saturne se trouvent aussi en Capricorne, à côté du Soleil, c'est-à-dire quatre des dix éléments déterminants d'un thème traditionnel. Cela fait une différence de taille. L'hésitant "Alexis" du roman homonyme correspondait bien mieux au véritable Conrad que le mari énergique de "Jeanne de Reval" dans Quoi? L'Éternité. Mais Alexis ou le Vain combat est un roman-lettre, sans action, déployé sur un tempo 'largo'; a contrario, Quoi? L'Éternité est bâti sur un rythme plus mouvementé, 'vivace', avec, parfois, des passages en 'fortissimo'. Ce qui nous amène plutôt à l'art de la composition propre à Marguerite Yourcenar et au fait que ses livres sont sa création personnelle, plutôt que la présentation de faits réels.
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Peut-être que cette affirmation pourrait être, malgré tout, écartée si des faits précis ne démontraient que le personnage d' "Egon de Reval" est en grande partie une invention. Ainsi, Conrad de Vietinghoff n'a certainement pas ... souffert de rester en dehors de la grand aventure du siècle, non de la guerre, qui leur faisait toujours horreur, mais le risque et les privilèges du danger, la solidarité, et parfois la fraternité des rangs, un monde viril de contact humain. (p. 316). Bien au contraire: il était heureux et reconnaissant d'avoir échappé à l'horreur de la guerre pour se réfugier, avec femme et enfants, dans la Suisse neutre et protectrice où il pouvait se consacrer au piano et à la lecture.
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nota bene: Il ne s'agit pas ici de faire la critique littéraire de l'oeuvre de la grande dame, mais plutôt de confronter cette oeuvre aux faits biographiques, du point de vue de Vietinghoff: cela permettra aux lecteurs, commentateurs et biographes de mieux faire la différence entre littérature et réalité et de ne pas prendre pour argent comptant ce qui est pure invention littéraire.
Sur le couvre-livre de Quoi ? L'Eternité on lit: Tout un chaos d'où Marguerite Yourcenar a recrée son propre univers. |
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Dans cette œuvre, comme dans d’autres de Yourcenar, ce qui frappe surtout, c’est combien nombreux sont les épisodes de promiscuité, de prostitution, de bordels, de putains, de poules, d’un certain genre de jardins, de rencontres secrètes, d’homosexuels beaux gosses ou drogués, voire proches de criminels, d’expériences lesbiennes sous-entendues ou de parents aux comportements salaces ou ambigus.
Ces aspects de la vie, dans la littérature de Yourcenar, rappellent l’œuvre colorée et frivole de Toulouse Lautrec, notamment en ce qui concerne les différents établissements évoqués. Mais dans le contexte de Jeanne et Conrad, ils paraissent déplacés. |
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Liste des éléments biographiques, écarts et différences dans Quoi ? L'Eternité
Le personnage romanesque d’ "Egon de Reval" comparé à la personne réelle de Conrad de Vietinghoff
1. Conrad de Vietinghoff n'a pas été compositeur et encore moins un musicien excentrique (p.143), si bien que tous ses voyages pour participer à des premières d'opéras, ballets, hymnes, concerts de piano etc. (p.147, p.160 et autres) ainsi que ses voyages à Londres et en Scandinavie (p.316) pendant la première guerre mondiale sont une pure invention de Yourcenar. Jamais il n'a eu une charge d'enseignement d'interprétation musicale (p.310). Puisqu'elle avait 24 ans lorsqu'elle lui a rendu visite, et lui 57, elle devait le savoir. Pianiste, il n'a participé qu’à deux concerts de bienfaisance (en 1910 et 1923), sinon il aimait donner des récitals à la maison pour ses amis. Il n'a pas donné de représentation ni à St. Pétersbourg, ni à Bâle, et il n'a pas eu de concert ni à la salle Pleyel à Paris (p.243) ni dans différentes villes, grandes ou petites, en Suisse (p.310). Peut-être Marguerite Yourcenar s'est-elle inspirée, en ce qui concerne ces éléments, de la biographie du compositeur Alphons Diepenbrock (1862-1921), bien connu à l'époque pour ses œuvres vocales et sa musique de scène, et qui en 1899 a effectivement mis en musique les Hymnes à la nuit de Novalis. |
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2. Après 1913 (mais probablement déjà avant) Conrad de Vietinghoff n'est certainement plus retourné dans les pays Baltes, si bien que tout le chapitre dramatique sur la recherche de sa famille pendant la Première Guerre Mondiale est entièrement inventé ou inspiré de destinées diverses.
Conrad n'a jamais eu de contacts avec des révolutionnaires et il n'avait pas de jeune frère, cadet à l'armée, qui serait tombé dans les luttes autour de St. Pétersbourg: il était lui-même le plus jeune de sa famille. De même, aucun de ses trois frères aînés n'a participé à des combats, ce qui toutefois était le cas pour son neveu et le premier mari de sa nièce. |
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Cette partie du roman est une sorte de continuation du "Coup de Grâce": M.Y. utilise jusqu'aux mêmes noms, "Konrad" et "Eric" (p.319), et mentionne la sœur qui a déserté chez l'ennemi (p.320). Mais cet épisode ne correspond ni à la chronologie des faits réels, ni au caractère de Conrad.
Ainsi, il est presque inutile de mentionner que sa mère, Hélène de Vietinghoff, née de Transehe-Roseneck, n'est pas décédée abandonnée, dans la Baltique, mais au contraire dans le château de son fils aîné Harry à Neschwitz à Oberlausitz, en Saxe, et par ailleurs seulement en 1923; de même, son père, tout comme ses frères aînés, n'ont pas été tués durant la révolution ou la guerre civile, ils sont morts de mort naturelle en 1918, respectivement en 1927 et 1942. |
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Cependant, il existe un parallèle avec les événements à Salisburg dans la mesure où le grand-père du peintre, le père de Conrad, Arnold Julius de Vietinghoff, alors âgé de plus de soixante-dix ans, aurait presque été abattu dans sa propre maison lors de la révolution de 1905-1906 par un meneur insurgé, s'il ne s'était défendu de toutes ses forces à l'aide du tisonnier de la cheminée. C'est peut-être cet épisode que le peintre Egon a raconté à Marguerite Yourcenar lors de leurs rencontres en 1983 ou 1986.
Mais cela semble en contradiction absolue avec la description figurant dans le roman: "... toujours alité, ... appuyé sur sa canne" (p.326). Le château de Salisburg a été détruit par le feu et Arnold Julius de Vietinghoff a encore vécu 13 ans après cet événement: selon les saisons, soit dans la ville de Riga, soit à la station de Bilderlingshof, en bord de mer (en letton Bulduri, un quartier de l'actuel Jurmala). Tant qu'il était encore en vie, son fils Oscar, le frère de Conrad et le dernier seigneur de Salisburg, a vécu en Livonie auprès de lui. Après la mort d'Arnold Julius de Vietinghoff en décembre 1918, Oscar, avec sa femme et ses deux enfants, est parti vivre à Berlin. |
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3. L'anecdote avec le "moine sordide, maintenant comblé d'or" (il s'agit de Raspoutine, p.158) n'a donc aucun lien avec les Vietinghoff, tout comme la description minutieuse du spectacle de ballet (p 160 et suivantes) et de la "fête androgyne" (p.162). M.Y. fait feu de tout bois. Il est vrai cependant que le couple a rendu visite aux parents de Conrad à Salisburg une fois à l'occasion de leurs fiançailles (1901); de plus, il y est retourné deux fois, chaque fois accompagné par leurs fils, quand l'un et l'autre était âgé d'un an (en 1904 et 1905). Conrad a pu être présent aussi en 1903, lorsque le père a fait la répartition de l'héritage entre ses quatre fils, à moins que ce problème n'ait été discuté plutôt en 1904.
Pour y arriver, il faut faire étape à Riga, Saint-Pétersbourg est très loin. Les Vietinghoff avaient de la famille dans toutes les quatre régions baltiques, donc aussi en Courlande; mais la maison parentale de Conrad se trouvait en Livonie voisine. Conrad n'était pas absorbé par sa carrière de musicien, pour la simple raison qu'il ne faisait aucune carrière. [Les provinces baltes au 19ème siècle, jusqu’en 1918: 1 Courlande, 2+3 Livonie, 4 Lituanie, 5 Russie --- Plus tard: 1+2 Lettonie, 3 Estonie] |
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Le jeune Balte du nom de "Egon de Reval" est censé prendre pour modèle le père du peintre Egon, c'est-à-dire Conrad de Vietinghoff. Avec les quelques pièces de mosaïque à sa disposition, M.Y. crée un personnage de roman tout à fait passionnant mais qui n'a presque plus rien en commun avec Conrad, celui qui en constituait le point de départ. Avec son adresse bien connue et sa grande richesse imaginative, elle tisse une toile de connaissances historiques, de perceptions de mœurs, de rapports sociaux, d'observations intelligentes et de nuances psychologiques – et nous livre ainsi ses propres projections.
4. Le véritable Conrad n'a pas eu six frères, mais trois, et il n'a pas reçu une éducation de "rigidité prussienne". (p.100) |
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5. Le fait que les Allemands faisaient claquer les talons en saluant appartient à un cliché et n'est pas du tout caractéristique d'un baron balte – les Pays Baltes avaient leur propre code de vie, bien plus léger. (p.100).
6. Il n'a pas étudié à Riga, Vienne, Paris et à Zürich, mais à Dorpat, Leipzig et Berlin, avec un bref séjour à Rome. Il n'est pas certain s'il a obtenu un diplôme de piano à Riga (p.100) 7. Il est vrai que sa famille était "riche en hectares de forêt et de terre arable" jusqu'aux révolutions de 1905/1906 et de 1917/1918, mais Conrad de V. lui-même ne manquait pas de liquidités, puisqu'il recevait sa part d'héritage en argent. (p.100) 8. Ce ne sont pas les préjugés familiaux qui l'ont empêché de donner des concerts payés devant un vaste public, mais sa timidité et sa peur de la scène. (p.100) 9. Et il n'a jamais réussi à dépasser sa tension nerveuse avant une apparition publique. (p.310) 10. (p.104) Certains épisodes ne cadrent pas du tout avec la personnalité de Conrad, alias "Egon von Reval": lorsqu'il "emprunte l'instrument (du ménétrier du lieu), et la danse rustique devient alors sauvagement joyeuse" (aucun souvenir familial ne laisse penser qu’il savait jouer du violon) ou encore: "(il) la (Jeanne) quitte à grands pas pour s'emparer du plus beau bélier aux cornes recourbées… La puissante bête résiste. Un combat quasi mythologique affronte la masse grise et bouclée et le jeune étranger qui a adopté ce jour-là la courte culotte paysanne et découvert ses bras nus. Il pousse et traîne devant lui son prisonnier aux fortes cornes…" Ces autres épisodes ne concordent pas non plus avec la personne de Conrad (p.174): "Mais il n'y parvient qu'en se grisant d'abord et ensuite de moments de liberté sauvage, qu'il s'agisse de chevaux ou de randonnées dans les bois, de rencontres fortuites, de contacts anonymes et nocturnes… ". Il n'était pas connu pour être un bon cavalier, il avait bien fait quelques sorties à cheval dans sa jeunesse, en compagnie de ses frères, mais cela faisait simplement partie de l'éducation. C'était en tous cas avant 1905, voire avant 1890, lorsqu'il était encore étudiant dans sa patrie baltique, mais en aucun cas depuis qu'il vivait avec Jeanne à Paris. Il n'empêche que dans ses jeunes années, il a quand même traversé le col du Gothard sur un vélo de l'époque (!) pour aller au Tessin. |
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11. Les deux Vietinghoff occupaient en effet un étage dans la maison, bâtie en 1898, qui se trouve à la rue Cernuschi à Paris. M.Y. aurait pu apprendre cela par le fils de Conrad, le peintre, lors de leurs retrouvailles en 1983 à Amsterdam ou à Zurich en 1986. Dans le roman, Michel de Crayencour fait son apparition dans cet appartement après la mort de sa femme Fernande, ce qui n'a pu se passer qu'à l'automne 1904 au plus tôt, selon la chronologie. La prétendue lettre de 1904, où est mentionné le deuxième fils né en septembre 1904, ne permet pas d'envisager une rencontre avant cette date. Et encore plus, ces mots se rapportant à Jeanne: "Cinq ans et deux enfants ne l'ont en rien changée". Conrad et Jeanne y vivaient déjà depuis deux ans et demi au moins et il n'y avait certainement plus dans l'appartement des caisses "…laissant échapper leur paille", ni "ça et là, un portrait ancien qui n'a pas encore trouvé sa place sur un mur …" (p.122/123)
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12. Les photos bien connues, représentant Egon et Marguerite à l'âge de deux ans et deux ans et demi à la plage de Scheveningue, témoignent de l'été 1905 passé ensemble. Mais il n'existe aucun autre cliché montrant aussi le jeune frère d'Egon, Alexis, alias l' "Axel" fictionnel, tel que décrit dans le roman. Il est difficile à croire qu’aucun des adultes présents ne l'ait pris en photo dans les bras de Jeanne, dans la mesure où toute la famille était rassemblée à la plage. Peut-être que la grand-mère s'en occupait, dans sa maison en ville de La Haye, puisqu'il n'avait même pas un an (p.126)
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13. Le dialogue tendu entre Michel de Crayencour et "Egon de Reval" à Scheveningue, tout comme la scène avec le bélier où le voyage dans la Baltique durant la première guerre mondiale semble obéir plutôt à la dramaturgie du récit que refléter un événement réel, en tout cas sur le plan des détails. L'accès de rage d' "Egon de Reval" à l’endroit de Jeanne entre dans la même catégorie de dramatisation romanesque, lorsqu'il lui dit Et vous croyez que vos yeux ne sollicitaient pas, que le moindre contact de vos mains n'était pas une prise de possession de ma vie? Il n'y a pas eu un jour, pas un instant de ces années où vous ne m'ayez fait horreur ... (p.190) Cela se passait à Rome, au cours d'un voyage qui est par ailleurs une pure invention de A à Z, y compris le scandale. Ce scandale fait plutôt penser à l'expérience de Yourcenar avec Daniel, l'ami de son compagnon Jerry Wilson en Inde (cf. la biographie de M. Goslar, p. 319 f).
M.Y. écrit (p. 152) : Et, de nouveau, je me retrouve confondue par le problème des dates de l'enfance, seule dans un grand paysage vide où tout semble tantôt très proche et tantôt lointain. … Dès ma petite enfance, le sentiment du temps m'a toujours fait défaut : aujourd'hui est la même chose que toujours. … Tout cela flotte entre ma troisième et ma sixième année. [1905-1908]. |
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