Jeanne de Vietinghoff, la mère
Qui est Egon de Vietinghoff ?

 

Conrad de Vietinghoff, le père

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6 – Homo...

Apollo, Musée du Louvre, Paris Il est indispensable de tenir compte du fait qu'à l'époque, comme d'ailleurs de nos jours dans un grand nombre de pays et de familles, la sexualité était un sujet tabou: on n'en parlait simplement pas. Le terme "homosexuel" n'a d'ailleurs été inventé qu'en 1868 et n'était guère courant. "Homo" ('même') vient du grec, que Conrad avait étudié et il était très attaché à cette culture. "Sexus" ('sexe' évidemment), en revanche, est un vocable latin. Le mot "homosexuel", donc artificiel et hybride, est de nos jours tout naturellement utilisé dans les sociétés du monde occidental, alors qu'à l'époque de Conrad, il faisait plutôt partie du vocabulaire de quelques théoriciens. C'était trop médical, juge Marguerite Yourcenar même beaucoup plus tard. Si ce terme, comme d'autres, populaires et argotiques, est devenu courant dans nos vocabulaires, il ne franchissait sans doute pas les lèvres de Conrad – même si dans une lettre à l'un de ses amis les plus proches, il abrégeait: H.S..

Conrad parlait de homo-trop (porté vers son semblable), ou de homo-phile, notions disparues de nos jours, où l'on ne met plus l'accent sur le sexe mais sur l'érotisme et les sentiments: "homotropie", "homophilie" ou "homoérotisme" – tous ces mots créés à partir du grec attirent l'attention sur quelque chose de plus général, de plus subtil que le sexe comme tel. Des formules vulgaires, devenues courantes de nos jours, telles que "faire l'amour", ne pouvaient, pour Conrad, être liées à sa perception idéalisée, à sa vision romantique de l'être humain.
 

Achille sur un sarcophage romain, vers 240 Le fait que, durant la première moitié de la vie de Conrad, on se baignait avec des maillots qui ne laissaient apparaître que les avant-bras et les chevilles, et en outre uniquement dans des établissements de bain où les hommes et les femmes étaient strictement séparés, est absolument inconcevable aujourd’hui. Mais alors, toute autre tenue était considérée comme licencieuse, et les déviations de règles absolument obsolètes actuellement étaient passibles d’amendes, voire d’emprisonnement. Il va de soi qu’il n’était pas possible d’étaler une "gay-life" comme c’est le cas de nos jours, et cela pas encore sur un plan universel. Oscar Wilde, personnage extravagant, objet d’un procès scandaleux à Londres en 1895, fut condamné à deux ans de travaux forcés pour raison d’homosexualité. C’est un homme brisé qui fut libéré et qui mourut en 1900. Conrad vécut cela entre 24 et 30 ans. Le destin de Wilde fit la une des journaux du monde entier! En outre, on n’avait pas encore oublié le drame des années 1870 (année de naissance de Conrad), à savoir la liaison de Paul Verlaine avec Arthur Rimbaud.

On ne saurait dire si Conrad a jamais cédé à ses penchants, ni, le cas échéant, dans quelles circonstances. "Mais un instinct n'est pas encore une tentation; il la rend seulement possible." (Marguerite Yourcenar dans Alexis). Selon des rencontres dans les années 1970 avec son ami le plus familier, il est même plausible qu'il ait transposés ses sentiments sur le clavier – en tout cas durant de longues périodes de sa vie – que, à l'instar de son contemporain Thomas Mann, il ne s'y soit jamais adonné mais qu'il les ait sublimés dans son art. On s'exaltait alors dans son milieu, lors de longs entretiens et échanges épistolaires entre de rares amis du même bord, sur l'idéal de la "kalokagathie" des Grecs anciens (le fait d'être à la fois beau et bon/bien), sur la différence entre les deux formes de l'amour, "Eros" et "Agapé", ainsi que sur la formule de l'archéologue J.J. Winckelmann (1717-1768) "Edle Einfalt – stille Grösse", en traduction française noble candeur – grandeur discrète ou noble simplicité, grandeur sereine. On glosait sur les grands classiques de la littérature allemande, on s'abîmait dans Dostoïevski (1821-1881) et Nietzsche (1844-1900, Conrad noua contact avec la sœur de celui-ci), plus tard dans le psychologue Carl Gustav Jung (1875-1961), le pasteur Martin Niemöller (1892-1984), avec d'autres encore.
 

Hermann Hesse (1877-1962) Thomas Mann (1875-1955) En compagnie de ses amis, il lisait Platon (en version originale grecque, bien sûr) et les poèmes de Paul Verlaine (1844-1896) et Arthur Rimbaud (1854-1891) en français. Avec l'empathie de ceux qui savent de quoi on parle, ils comprenaient les nouvelles de Ernst Wiechert (1868-1933), la poésie lyrique du conte August von Platen (1796-1835) et celle de Stefan George (1868-1933), son hommage à la jeunesse masculine. Ils suivaient avec attention les publications de Hans Blüher (1888-1955), qui s'exprimait souvent de manière très ouverte sur l'érotisme entre hommes. Ils se sentaient interpellés par les grands succès des écrivains homosexuels comme Marcel Proust (Légion d'honneur 1920), Thomas Mann (Prix Nobel de littérature 1929) et André Gide (Prix Nobel de littérature 1947) ou de ceux dont l'œuvre contenait des éléments homoérotiques, comme Hermann Hesse (prix Nobel de littérature 1946).
 

 Stefan George (1868-1933) André Gide (1869-1951) Même s'il ne les mettait pas tous sur un pied d'égalité dans tous les domaines et si leurs œuvres ne faisaient pas toutes partie de ses lectures préférées, Conrad doit avoir apprécié que des hommes habités par des sentiments homophiles soient honorés sur le plan international – et cela en dépit des préjugés et des discriminations. Néanmoins, quelle qu'ait été sa parenté spirituelle avec ces poètes, ces penseurs et ces compagnons d'infortune, c'est – en raison de son extrême sensibilité – de Friedrich Hölderlin et Rainer Maria Rilke qu'il se sentait très proche aussi. Les dates sont données pour montrer que la plupart d'entre eux sont des contemporains de Conrad et souligner l'actualité des débats d'alors sur leurs œuvres.
 

Marcel Proust (1871-1922) Platon (428/27 - 348/347 av. J.-C.), Glyptothèque de Munich Comme aujourd'hui, cette minorité sensible déplorait la brutalité dominante sur notre planète, qui se manifesta du vivant de Conrad, et cela sous une forme abominable, par notamment les Révolutions russes, la guerre entre la Russie et le Japon, les guerres civiles en Russie, Chine et Espagne, les deux Guerres mondiales, l'holocauste, la guerre de Corée, le régime stalinien et la disparition de sa patrie. Dans toutes ces guerres et dictatures, environ 120 millions de victimes au moins ont perdu la vie. Conrad, lui, était un idéaliste, un humaniste, un pacifiste – et un végétarien.
 

7 – L’inspirateur de l’écrivaine Marguerite Yourcenar

Mariage de Jeanne et Conrad Conrad, baron de Vietinghoff, ignore qu'il est incarné dans le héros du premier roman de Marguerite Yourcenar Alexis ou le traité du vain combat (écrit en 1927/28, paru en 1929), conçu de façon très libre. Sans le savoir, encore, il inspire Marguerite Yourcenar comme point de départ du thème romanesque développé dans Le Coup de grâce (écrit en 1938, paru en 1939). Selon ce que nous savons, le père de Marguerite a, en 1925/26, parlé à sa fille du ménage de Conrad et de Jeanne, ainsi que de son propre amour pour celle-ci, décédée le 15 juin 1926.

Marguerite Yourcenar était passée maîtresse dans l’art de brouiller ses pistes, dans les tours de passe-passe, les jeux de cache-cache. Même les biographes se laissent parfois tromper et prennent pour du bon argent les traits de caractère qu’elle prête aux Vietinghoff. Ainsi, et particulièrement au sujet de Conrad, on se heurte fréquemment à des erreurs, aussi bien en ce qui concerne son métier et les données biographiques que ses goûts et son comportement.

Marguerite Yourcenar n'a en réalité rencontré Jeanne qu'à peu de reprises et, jusqu'en 1927, Conrad encore plus rarement. Toutefois, elle en a appris par son père (Michel de Crayencour) davantage que sur Conrad, mais combien? Aussi a-t-elle de Jeanne de Vietinghoff d'une part une image beaucoup plus plastique et réaliste que de Conrad, et d'autre part, étant précisément donné le caractère seulement esquissés de celui-ci, lui apparaît-il comme une projection d'elle-même particulièrement réussie. Elle la complète par la vision qu'elle s’en fait ou selon les besoins du personnage dans ses œuvres littéraires. Elle comble certaines de ses lacunes par un ensemble de reconstructions psychologiquement plausibles, de dramaturgie, de réflexions personnelles et de poésie. Non qu'elle anime des histoires du passé et les rende transparentes pour le lecteur – presqu'à l’inverse – elle utilise souvent le flou de ce passé pour y caser ses observations et ses sentiments actuels.
 

Jeanne de Vietinghoff Afin d'obtenir la distance voulue avec la réalité, Marguerite Yourcenar ne se contente pas de changer les noms, mais procède à des interversions ou à des transpositions: Conrad devient Alexis ou Egon et Alexis se transforme en Axel. De cette façon, en maintenant les prénoms authentiques, elle conserve un certain lien intime avec la réalité. On retrouve dans son propre pseudonyme ce goût de jouer avec les noms, les lieux et les faits: en déplaçant les lettres de son nom de famille qui, avec Marguerite (plus quatre autres prénoms) Cleenewerck de Crayencour, de toute façon est un peux long, elle a passé de Crayencour à son anagramme Yourcenar, – dont elle a supprimé le second "c", – elle n'est pas pédante à ce point! Bien qu'elle sache s'imprégner de l'histoire et de la personnalité des individus, et qu'elle dispose de très vastes connaissances en histoire, en politique etc., elle laisse porte ouverte à la fantaisie, aux associations, à la création.

Conrad, le silencieux, exerça une autre forme de fascination sur Marguerite Yourcenar que son idole féminine, Jeanne, l'écrivaine, belle et de personnalité exceptionnelle: Marguerite partageait avec lui le "secret" de l'érotisme homosexuel. Après le scandale (1895) causé par Oscar Wilde (1854-1900) et les effets catastrophiques qui en découlèrent pour lui, dont Conrad (1870-1957), âgé alors de 24 ans, eut certainement des échos, il y eut l'affirmation publique d'André Gide (1869-1951), écrivain pratiquement du même âge, internationalement reconnu, qu'il partageait lui aussi cette option sexuelle et l'a défendait dans la société.
 

 Conrad de Vietinghoff A l'époque, tous ceux qui étaient atteints par ce destin le vivaient le plus discrètement possible, ou dans une émigration intérieure, ou encore investissaient leur énergie vitale dans l’art, sous quelle forme que ce soit. Thomas Mann (1875-1955), également contemporain de Conrad, en est un des exemples les plus éminents. Il ne faut donc pas s'étonner de ce que les membres de cette (grande) minorité dépendaient surtout de modèles célèbres et de secrètes sympathies des amis, comme c'est encore en partie le cas de nos jours – selon le milieu social et la législation locale.
 

Conrad de Vietinghoff, portrait par Flora Steiger-Crawford Or, le mari de la femme que Marguerite Yourcenar vénérait fut le premier être dont elle découvrit les penchants semblables aux siens (Conrad n'en a probablement rien su). Le fait que ce fut précisément le mari de la femme la plus admirée par Marguerite Yourcenar qui, le premier, se soit avéré avoir les mêmes affinités (Conrad n’a vraisemblablement jamais eu connaissance de celles de M. Yourcenar) a fait de lui – après Jeanne – le deuxième être auquel elle se soit identifiée, ainsi que le modèle littéraire de son œuvre. L'empathie de Marguerite Yourcenar, sa curiosité sur le plan de la psychologie, son introspection et ses phantasmes érotiques devaient obligatoirement la focaliser sur Conrad.
 

Conrad de Vietinghoff, portrait par Flora Steiger-Crawford C'était lui qui vivait avec la plus belle et la plus désirable des femmes et des mères, la plus forte aussi; c’était lui qui partageait son intimité, qui avait pu mener avec elle une vie commune durant au moins 26 ans – quelles qu’aient pu être par ailleurs leurs compromis, leurs conventions.

Second motif principal pour introduire des aspects de la personnalité de Conrad dans les personnages de ses romans: le monde sentimental de Conrad lui-même, sujet indépendant de Jeanne d'une part, et le monde personnel de Marguerite elle-même, d'autre part. En tout premier lieu, il l'inspira pour le héros de Alexis ou le Traité du vain combat.
 

Conrad de Vietinghoff, portrait par Flora Steiger-Crawford Il était impossible à celle-ci de concentrer son intérêt sur une seule personne. En effet, Jeanne était certes l'élément dominant, incomparable, et son caractère exemplaire s'insérait sans difficulté dans la société d'alors. En revanche, Conrad, le second personnage, le plus introverti, donc le plus solitaire, lui était par là-même plus proche, en raison de leurs désirs et problèmes communs. Conrad était dominé par le rayonnement de sa compagne, dont la personnalité exceptionnelle a davantage marqué Marguerite Yourcenar. Ce n'est que dans son art, à savoir le piano, que Conrad pouvait s'exprimer avec une intensité incomparable.

Extérieurement, il apparaissait dans l’ombre de Jeanne, et cette ombre, à côté du rayonnement de celle-ci, attirait Marguerite Yourcenar également de façon pour ainsi dire magique. En effet, elle devait – du fait aussi qu'elle le connaissait à peine – répondre à des questions existentielles par le truchement de sa propre imagination: or c'était là précisément qu'intervenait sa créativité littéraire. Autant dire que les parents du peintre Egon de Vietinghoff étaient les figures de projection idéales pour Marguerite Yourcenar. Il en résulta des entrelacs en quelque sort inextricables de vérité et de création littéraire.

Egon et son frère, ainsi que leurs deux parents apparaissent tous, bien qu'avec leurs prénoms changés hormis pour Jeanne, dans le troisième volume de la saga familiale Quoi? L'Éternité de Marguerite Yourcenar. Il faut cependant se garder de considérer ses livres comme des témoignages documentaires – il s'agit de littérature à l'état pur, qui contient juste ce qu’il faut de réalité pour construire l'arrière fonds de tel ou tel roman. La construction de ce décor n’est pas un simple procédé littéraire de Yourcenar, c'est ce qui lui permet la transfiguration ses éléments thématiques personnels.
 

"Toute œuvre littéraire est ainsi faite d’un mélange de vision, de souvenir et d'acte, de notions et d'informations reçues au cours de la vie par la parole ou par les livres, et des raclures de notre existences à nous". (M. Yourcenar, postface a Un Homme obscur)

Aussi, importe-t-il de prêter attention aux titres et sous-titres éloquents de ses œuvres (Le Labyrinthe du Monde, La Chute des Masques, Les Songes et les Sorts), ainsi que ceux de diverses biographies qui lui sont consacrées (L'invention d'une vie, La passion et ses masques, La flâneuse du labyrinthe).

Conrad de Vietinghoff, lui, sublimait le thème essentiel de sa vie en se plongeant dans la lecture de livres traitant de ce problème et dans la Bible, dans des discussions et correspondances avec de rares amis et tout d'abord – comme nombre d'êtres ultra-sensibles – en s'adonnant à son art, le piano. Quant à sa femme Jeanne, elle sublimait de son côté les sujets dramatiques et complexes de sa vie par une pédagogie intérieure et ses ouvrages littéraires. A sa manière, Marguerite Yourcenar n'a rien fait d'autre.
 

Quatre sources peuvent être à l'origine de tout ce que Marguerite Yourcenar savait de Conrad:

• Tout d'abord les éventuelles allusions d'une adulte disciplinée, Jeanne, consciente de ses responsabilités à l'égard d’une jeune fille, Marguerite, qu'elle n'a que très rarement rencontrée.

• Ensuite, Marguerite Yourcenar dit elle-même que c'est son père, Michel de Crayencour, qui lors de discussions avec elle, lui a donné quelques points de repère (ou lui a raconté toute l'histoire?) relatifs à la vie commune de Conrad et de Jeanne, ainsi qu'à la vénération que lui, Michel, vouait à Jeanne.

• D'autre part, il semble qu'à l'âge de 24 ans, Marguerite ait une fois rendu visite, seule, à Conrad alors veuf.

• Enfin, elle ne manquait ni de sensibilité, ni d'intuition, ni de sens de l'observation, et pas moins d'intelligence constructive pour ajuster les éléments dont elle disposait.

Marguerite Yourcenar ne le connaissait donc qu'à peine et combla les lacunes dans l'image qu'elle en gardait avec ses propres sentiments et visions. En outre, ses œuvres n'étaient pas des reportages, mais de la vraie littérature. Dans son roman Alexis, elle est au plus près du véritable personnage de Conrad, ce qui est dû au fait qu'elle restait sous l'emprise de leurs rares rencontres, d'une part, et que, d'autre part, ses premiers pas dans l'écriture trahissent une réserve qui sera moins apparente par la suite. Toutefois, il convient de prendre connaissance d'une série de divergences entre le héros du roman et son modèle réel (cf. "Eclaircissements et Rectifications").

Les compléments, enjolivements et modelages, l’indépendance des personnages romanesques issus des souvenirs que M. Yourcenar conservait du couple Conrad et Jeanne plus évidents dans La Nouvelle Eurydice (1931) et dans Anna, soror … (éditions en 1925, 1935, 1981) et avec des vraies traces de Jeanne, mais très peu de Conrad.
 

8 – Alexis ou le Traité du vain combat

Conrad de Vietinghoff, portrait par Flora Steiger-Crawford Il faut reconnaître que les relations homo-érotiques sont manifestement l'un de ses thèmes favoris, qui se retrouvent dans l’ensemble de l’œuvre yourcenarienne. Ce qui est pour elle la façon d’assimiler sa propre homosexualité ou ses sentiments pour des hommes ayant une telle tendance. Cela étant, elle ne songe pas uniquement à une manifestation de l'art, car il s'agit souvent de traits de caractère personnels présentés chez ses personnages sous un autre "emballage" – ce qui est courant chez les écrivains. Et cela tout particulièrement dans son premier roman Alexis ou le traité du vain combat, publié alors qu’elle n'avait que 26 ans, et qu'à cette époque, les tendances homosexuelles n'étaient de loin pas étalées avec la liberté qui règne de nos jours dans de nombreux pays.

Conrad de Vietinghoff, ignore qu’il est incarné dans le personnage d'Alexis. Alexis ou le traité du vain combat paraît en 1929, année de la mort du père de Marguerite. En 1927, Marguerite s’est rendue en pèlerinage sur la tombe de son idole et l’a vraisemblablement enchaîné avec une visite à Conrad. Elle l’a en réalité à peine connu. Ce qu’elle peut en savoir est dû aux récits de son propre père, car elle ne l'a rencontré que trois ou quatre fois, et encore enfant. Plus tard, elle a 24 ans lorsque, très probablement, elle rend visite à Conrad, alors veuf. C’était sans doute l’occasion bienvenue de préciser partiellement son image, mais il reste encore assez d'aspects lacunaires qu'elle complète par ses propres visions et sentiments. D'ailleurs, il ne s'agit pas d'un reportage, mais de littérature. Cela est encore plus évident dans d'autres œuvres où elle s'inspire du couple Conrad et Jeanne. Dans les romans suivants, les protagonistes sont des figures qui agissent de moins en moins comme les parents réels du peintre Egon de Vietinghoff – à part de Jeanne dans Mémoires d'Hadrien et dans Anna, soror … . (cf. "Jeanne de Vietinghoff, la mère")
 

Conrad de Vietinghoff, portrait par Flora Steiger-Crawford Conrad de Vietinghoff avait deux fils: le futur peintre Egon et son frère Alexis, d'une année et demie plus jeune. Le nom d'Alexis était celui du père de sa femme Jeanne de Vietinghoff, le Belge Alexis Bricou (1824-1877). D'autre part, Marguerite Yourcenar s'est inspirée du titre de la deuxième églogue du poète latin Virgile, à savoir Alexis, pour cette œuvre qui est plutôt un essai demi-biographique, ou une nouvelle. Dans le poème champêtre de Virgile, il s'agit d'un bel adolescent auquel Corydon rend de passionnés hommages. André Gide, autre écrivain francophone, Prix Nobel de Littérature, s'empara lui aussi en 1911 d'un personnage de cette églogue pour le titre d’un ouvrage: Corydon, qui ne fut publié sous le nom de Gide qu'en 1924. Il provoqua un scandale – exactement 4 ans avant que Marguerite Yourcenar n'écrive son Alexis. Il était également l'auteur de La Tentative amoureuse, ou Le Traité du vain désir (!), publié en 1922. Il y avait là suffisamment d'associations d'idées et de parallèles pour les initiés au sujet du thème du roman. Le Corydon d'André Gide est constitué de quatre dialogues socratiques, alors que le petit roman de Yourcenar est rédigé sous la forme d'une longue lettre. Le genre du roman épistolaire convenait déjà depuis longtemps à des relations érotique, voire "taboues", et, par conséquent passées sous silence dans la société d'alors, comme un journal intime.
 

Conrad de Vietinghoff, portrait par Flora Steiger-Crawford Il ne faut pas oublier que ce roman a été écrit dans les années 1927-28, et qu'il marquait les débuts littéraires de l'auteure: il ne s'agissait donc pas de se faire remarquer par un éclat. Marguerite de Crayencour use aussi d'un pseudonyme, Yourcenar, qu'elle a conservé après le succès de son début avec Alexis. Elle se dissimulait donc non seulement derrière un héros de roman masculin, mais aussi derrière une anagramme. En outre, sans jamais verser dans le sentimentalisme, Marguerite Yourcenar a toujours su combiner l'unicité de ses personnages avec des considérations d'ordre plus fondamental.

Dans ce roman, dépourvu d'action et qui est plutôt un récit ou une nouvelle, il s'agit des réflexions du dernier descendant d'une famille appartenant à la noblesse, relatives à sa vie, ses origines, ses angoisses, ses désarrois, ses passions et ses manquements. Tant et si bien que, torturé par la recherche de la vérité, il écrit une longue lettre d'adieu à sa femme, avouant de façon allusive cette homosexualité qu'il a si longtemps cherché à cacher. Avec beaucoup de sensibilité et très peu de moyens, l'auteure crée une atmosphère dense qui dévoile un cruel conflit intérieur. En 2003, année au cours de laquelle Marguerite Yourcenar et Egon de Vietinghoff auraient célébré leur centenaire, le Centre International de Documentation Marguerite Yourcenar (CIDMY), à Bruxelles, monta quelques représentations réussies d'une théâtralisation du roman Alexis réalisée par la directrice du centre, Michèle Goslar.

Le héros en est incontestablement Conrad, auquel l'écrivaine avait donnée le prénom du second fils de celui-ci (et donc du frère du peintre, Egon de Vietinghoff). Intervertir ou substituer les noms est un procédé simple et couramment utilisé par Marguerite Yourcenar pour estomper la réalité. Le roman parut encore du vivant de Conrad, Egon et Alexis, alors que Jeanne – la "Monique" du roman – était décédée trois ans auparavant. On ne saurait toutefois remplacer, dans l'œuvre de Mme Yourcenar, le nom d' "Alexis" par celui de "Conrad", en s'imaginant que l'on aurait ainsi le portrait historiquement correct de Conrad de Vietinghoff. Elle réussit admirablement bien à faire ressentir l'aura qui se dégage de cet homme si discret. Le personnage du roman est, par certains traits, étonnement proche du modèle. L'auteure en a toutefois modifié sciemment quelques-uns, ou alors ils dérivent, poussés par le poids du roman.
 

Les choses dans la vie ne sont jamais précises; et c’est mentir que de les dépeindre nues, puisque nous ne les voyons jamais que dans un brouillard de désir. (Alexis, p.24). Tout bonheur est une innocence. (Alexis, p.32)

Il est malaisé de percer à jour le jeu du vrai et de l'imaginaire, si cher à Marguerite Yourcenar et où elle excelle. Elle a pu à différents reprises tromper ses biographes, même dans leurs portraits du véritable personnage de Conrad. C'est la raison pour laquelle on trouve dans les biographies qui lui sont consacrées de nombreuses erreurs relatives à Conrad. La personnalité de celui-ci, remarquable et introvertie à l’extrême a, d'une façon générale, été supplantée par le rayonnement exceptionnel de sa femme Jeanne, personnalité beaucoup plus marquante pour notre auteur. Seul le pianiste en lui se montrait d'une expressivité sans pareille.

En ce qui concerne les traits de caractère essentiels d’Alexis, il est tout à fait plausible: sa "lenteur pensive et scrupuleuse" qu'elle décrit en "langue dépouillée, presque abstraite, à la fois circonspecte et précise" (préface d'Alexis, Œuvres romanesques, p.5). Malgré cela, les observations faites dans le cadre de la famille Vietinghoff et ses traditions, de même que les données issues de l'héritage ainsi que les témoignages de contemporains, nous offrent de Conrad une image qui par certains points ne correspond pas à celle de l'"Alexis" de l'écrivaine. Mais cela ne devait pas être! Alexis est un roman, non une biographie. Ce qui apparaît comme "étranger" au personnage reflète la vision évidente de l'auteure. C'est son droit strict de se couvrir, d'une part, comme de s'introduire dans la vie de ses héros, d’autre part.

Ce n'est pourtant pas que Marguerite Yourcenar ranime des histoires du temps passé et qu'elle les présente de façon transparente pour le lecteur actuel, mais – presqu'à l'inverse – elle utilise l'obscurité du passé comme cadre dans lequel elle introduit ses propres sentiments et comportements, ainsi que ceux d'autrui. Marguerite Yourcenar elle-même écrit:
Dans "Feux", ces sentiments et ces circonstances s'expriment tantôt directement, mais assez cryptiquement, par des "pensées" détachées, qui furent d'abord pour la plupart des notations de journal intime, tantôt au contraire indirectement, par des narrations empruntées à la légende ou à l'histoire et destinées à servir au poète de supports à travers le temps. (Feux, préface, Œuvres romanesques, p.1043).
 

Conrad de Vietinghoff, portrait par Flora Steiger-Crawford On peut à juste titre douter de l'authenticité historique de Conrad, nommé dans le roman "Alexis de Géra" lorsque l'auteure évoque des tentations suicidaires ou lorsque le personnage reconnaît se laisser aller à de banales aventures, anonymes et payantes. Selon tout ce que l'on sait de la personne de Conrad, ce comportement d' "Alexis", le personnage du roman, est davantage issu de l'imagination de l'écrivaine, car ces désirs et ces épisodes appartiennent manifestement au monde de Marguerite Yourcenar elle-même. En effet, à un âge déjà très avancé, soit bien plus âgée que ne l'était Conrad en 1927 et "Alexis" dans le roman, elle caressait encore l'espoir de telles aventures. Ainsi, lors d'une flânerie dans le quartier chaud d'Amsterdam, à l’âge de 80 ans, elle note:

J’aime tendrement ces femmes en vitrine … Je retrouve l'affiche explicite et naïve avec les différentes postures de l'amour …, les sex-shops … Une femme jeune dit … ' … vous ne voulez pas une petite fantaisie?’ … Seule avec J. …, je crois que j'aurais tenté la fantaisie et voulu voir où elle menait ... J'ai repensé plusieurs fois depuis à cette inconnue offrant aux premiers et aux premières venues le plus doux d'elle-même …. Et André Fraigneau constate des dizaines d'années auparavant: Elle aimait les bars, l'alcool, les longues conversations. Elle cherchait sans cesse à séduire. Quant au vrai Conrad, on n'a pas d'indice d'un tel penchant.

De plus, des phrases que l'on trouve dans Alexis, telles que: Je ne me vante pas d'avoir aimé. ... L'amour … est un sentiment que je n'ai pas ressenti par la suite (c.-à-d. après l'amour d'enfance avec candeur, simplement en regardent la beauté de ses amis); il faut trop de vertus pour en être capable; … une passion si vaine, presque toujours menteuse et nullement nécessaire, même à la volupté» apparaît à ceux qui ont connu Conrad de Vietinghoff aussi éloignées de lui que la conviction du héros de Yourcenar d'être trop médiocre pour mériter qu'il m'accueille, même s'il m'était possible de le (l'être parfait, l'amour réciproque) trouver un jour.

Autre preuve que l'auteure ne vise pas la vérité biographique et suit son propre cheminement intérieur, le fait que si Conrad avait perdu sa patrie balte, il avait néanmoins reçu en espèces sa part d'héritage avant les révolutions russes et cela à Paris, de sorte qu'il n’a souffert d'aucune privation matérielle – du moins pas encore dans les années où Marguerite Yourcenar écrivait ce livre. Alexis souligne d'ailleurs ce fait, qui accentue encore sa mauvaise conscience à l'égard de "Monique". Il n'existait pas de déséquilibre au niveau financier entre Jeanne et Conrad, parents d'Egon de Vietinghoff.
 

Il n'en demeure pas moins que le lecteur est mis en présence de l'aura de ce Conrad si sensible, si distingué, si aimable aussi, qu'on ne saurait non plus le prétendre inventé de toutes pièces. D'autre part, l'art de l'écrivaine ne consiste pas essentiellement dans le choix du sujet ou la description du personnage principal, mais – car c'est de la littérature – dans l'art de créer par le truchement de la langue. Or, Egon de Vietinghoff et Marguerite Yourcenar partagent cette conception de l'art, à cette différence près que le peintre s'exprime par des couleurs. Dans sa vision philosophique, "Peinture transcendantale", Vietinghoff nie l'importance du sujet. Ce qui compte pour lui, c'est la manière de l'artiste de le transformer par son imagination.

Auparavant, elle s'était rendue sur la tombe de Jeanne au cimetière de Jouxtens près de Lausanne, et peut-être a-t-elle fait le voyage à Zurich dans l’espoir d'en apprendre davantage sur elle par Conrad qui habitait dans les banlieues à Zollikon. Marguerite était au courant de son penchant pour les hommes par une conversation, au moins, avec son père. Ici aussi se pose la question de savoir jusqu’à quel point. Mais elle savait certainement qu'il avait éprouvé pour Jeanne amour et vénération.

Néanmoins, le motif d’une visite à Zurich n'a pas obligatoirement été d'accumuler du matériel dans l'intention précise d'écrire un roman. Jusque là, Conrad ne constituait pas encore un sujet littéraire pour Marguerite Yourcenar; il s'agissait plutôt du vague souvenir de son enfance, où Jeanne était devenue l'idole de sa jeunesse qui avait influencé sa vie. Marguerite Yourcenar n'a appris que tardivement le décès de Jeanne. N'était-ce pas tout naturel – même sans l'arrière-pensée d'un roman à écrire – que d'interroger le veuf sur les dernières années de sa femme et de se faire aussi une image de cet être hors du commun que Jeanne n'avait pas quitté, en dépit de la préférence de son mari pour les hommes?
 

Conrad de Vietinghoff, portrait par Flora Steiger-Crawford Le séjour de Marguerite Yourcenar du 29 au 31 août 1927 dans un hôtel zurichois est attesté, et le troisième jour est marqué par le début spontané de son bref premier roman Alexis. La biographe Michèle Goslar considère tout d'abord des confidences de Conrad comme hypothétiques (p.87) et les présente, au cours du développement de ses réflexions, plutôt comme un fait qui, par la suite, fut adopté par d'autres biographes. Ces confidences, seraient une explication de l'élan avec lequel Marguerite Yourcenar s'empara du roman immédiatement après la plausible rencontre avec Conrad. Voire, d'accepter des révélations de Conrad à la jeune Marguerite, c'est une spéculation assez suggestive qui paraît plutôt absurde, mais fondée sur une évocation de Marguerite Yourcenar elle-même. Mais, il est notoire que l'auteure maîtrisait bien le mélange de la vérité et de la poésie selon l'occasion, même dans la trilogie Le Labyrinthe du monde, quasi biographique.

Et à cette époque, la personnalité de Conrad, sa façon aussi inhibée que distinguée de s'exprimer, il paraît invraisemblable qu'il se soit permis de se confier à une jeune femme (elle-même issue d'une famille appartenant à la noblesse) au sujet de sa vie conjugale – sans parler de sa vie sentimentale. Compte tenu également du fait qu’il s'agissait alors d'un sujet tabou, mais aussi de son éducation dans un milieu aristocratique, c'est véritablement inimaginable. Evidemment, nous ignorons si, influencé par une question précise, sortant des conventions d'alors, sur une liaison entre son père, Michel de Crayencour, et Jeanne, épouse de Conrad, il ne s'est pas laissé entraîner à répondre par une allusion discrète – mais cela nous semble également peu plausible, aussi bien sur le plan psychologique qu'en raison du pouvoir, alors, de l'étiquette.

Néanmoins, la très vraisemblable visite de Marguerite Yourcenar à Conrad n'aurait pas été sans effet. Pour la première fois, la jeune femme se serait trouvée face à lui en tant qu'adulte et aurait été impressionnée par son exceptionnelle aura, sa manière réservée, soit incroyablement timide. Elle se serait imprégnée de l'atmosphère qui l'entourait, et qu'elle a su si remarquablement recréer dans l'Alexis. Mais faut-il qu'un aveu expressis verbis ait été à l'origine de l'impulsion qui l'a poussée à réaliser cette œuvre?

Le thème de l'érotisme homosexuel l'a elle-même tellement préoccupée qu'elle était manifestement mûre pour le traiter et qu'il ne manquait, pour en faire un thème littéraire, que le catalyseur tel que sa perception intuitive de l'être qu'était Conrad, l'atmosphère de son appartement, une périphrase discrètes, une citation de Platon, quelques volumes de Verlaine, Rimbaud, Wilde, Gide ou Hesse dans la bibliothèque de Conrad, l'image de la statue d'un éphèbe ou d'un dieu grec, ou tout simplement son sourire peut-être gêné.

Le fait qu'elle se soit immédiatement attaquée à la rédaction du bref roman Alexis n'avait pas cette seule rencontre comme prémices, mais celle-ci fut sans doute le détonateur temporel et spontané de sa première, mais indirecte, profession de foi. 
 
     
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Jeanne de Vietinghoff, la mère
Qui est Egon de Vietinghoff ?