Anecdotes
Conrad de Vietinghoff, le père

 

Jeanne de Vietinghoff, la mère

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 Antinous, Musée du Louvre, Paris Or, le mari de la femme que Marguerite Yourcenar vénérait fut le premier être dont elle découvrit les penchants semblables aux siens (Conrad n'en a probablement rien su). Le fait que ce fut précisément le mari de la femme la plus admirée par Marguerite Yourcenar qui, le premier, se soit avéré avoir les mêmes affinités (Conrad n’a vraisemblablement jamais eu connaissance de celles de M. Yourcenar) a fait de lui – après Jeanne – le deuxième être auquel elle se soit identifiée, ainsi que le modèle littéraire de son œuvre. L'empathie de Marguerite Yourcenar, sa curiosité sur le plan de la psychologie, son introspection et ses phantasmes érotiques devaient obligatoirement la focaliser sur Conrad. C'était lui qui vivait avec la plus belle et la plus désirable des femmes et des mères, la plus forte aussi ; c'était lui qui partageait son intimité, qui avait pu mener avec elle une vie commune durant au moins 26 ans – quelles qu'aient pu être par ailleurs leurs compromis, leurs conventions. Second motif principal pour introduire des aspects de la personnalité de Conrad dans les personnages de ses romans : le monde sentimental de Conrad lui-même, sujet indépendant de Jeanne d'une part, et le monde personnel de Marguerite elle-même, d'autre part. En tout premier lieu, il l'inspira pour le héros de Alexis ou le Traité du vain combat.

Il était impossible à celle-ci de concentrer son intérêt sur une seule personne. En effet, Jeanne était certes l'élément dominant, incomparable, et son caractère exemplaire s'insérait sans difficulté dans la société d’alors. En revanche, Conrad, le second personnage, le plus introverti, donc le plus solitaire, lui était par là-même plus proche, en raison de leurs désirs et problèmes communs. Conrad était dominé par le rayonnement de sa compagne, dont la personnalité exceptionnelle a davantage marqué Marguerite Yourcenar. Ce n'est que dans son art, à savoir le piano, que Conrad pouvait s'exprimer avec une intensité incomparable.

Extérieurement, il apparaissait dans l'ombre de Jeanne, et cette ombre, à côté du rayonnement de celle-ci, attirait Marguerite Yourcenar également de façon pour ainsi dire magique. En effet, elle devait – du fait aussi qu'elle le connaissait à peine – répondre à des questions existentielles par le truchement de sa propre imagination : or c'était là précisément qu'intervenait sa créativité littéraire. Autant dire que les parents du peintre Egon de Vietinghoff étaient les figures de projection idéales pour Marguerite Yourcenar. Il en résulta des entrelacs en quelque sort inextricables de vérité et de création littéraire.
 

Statue d'un adolescent grec (vers 410 av. J.-C.), Glyptothèque Munich "Toute œuvre littéraire est ainsi faite d'un mélange de vision, de souvenir et d'acte, de notions et d'informations reçues au cours de la vie par la parole ou par les livres, et des raclures de notre existences à nous." (M. Yourcenar, postface a Un Homme obscur)

Aussi, importe-t-il de prêter attention aux titres et sous-titres éloquents de ses œuvres (Le Labyrinthe du Monde, La Chute des Masques, Les Songes et les Sorts), ainsi que ceux de diverses biographies qui lui sont consacrées (L'invention d'une vie, La passion et ses masques, La flâneuse du labyrinthe).

Conrad de Vietinghoff, lui, sublimait le thème essentiel de sa vie en se plongeant dans la lecture de livres traitant de ce problème et dans la Bible, dans des discussions et correspondances avec de rares amis et tout d'abord – comme nombre d'êtres ultra-sensibles – en s'adonnant à son art, le piano. Quant à sa femme Jeanne, elle sublimait de son côté les sujets dramatiques et complexes de sa vie par une pédagogie intérieure et ses ouvrages littéraires. A sa manière, Marguerite Yourcenar n'a rien fait d'autre.

Quatre sources peuvent être à l'origine de tout ce que Marguerite Yourcenar savait de Conrad:

• Tout d'abord les éventuelles allusions d'une adulte disciplinée, Jeanne, consciente de ses responsabilités à l'égard d'une jeune fille, Marguerite, qu'elle n'a que très rarement rencontrée.
• Ensuite, Marguerite Yourcenar dit elle-même que c'est son père, Michel de Crayencour, qui lors de discussions avec elle, lui a donné quelques points de repère (ou lui a raconté toute l'histoire?) relatifs à la vie commune de Conrad et de Jeanne, ainsi qu'à la vénération que lui, Michel, vouait à Jeanne.
• D'autre part, il semble qu'à l'âge de 24 ans, Marguerite ait une fois rendu visite, seule, à Conrad alors veuf.
• Enfin, elle ne manquait ni de sensibilité, ni d'intuition, ni de sens de l'observation, et pas moins d'intelligence constructive pour ajuster les éléments dont elle disposait.

Marguerite Yourcenar ne le connaissait donc qu'à peine et combla les lacunes dans l’image qu'elle en gardait avec ses propres sentiments et visions. En outre, ses œuvres n'étaient pas des reportages, mais de la vraie littérature. Dans son roman Alexis, elle est au plus près du véritable personnage de Conrad, ce qui est dû au fait qu'elle restait sous l'emprise de leurs rares rencontres, d'une part, et que, d'autre part, ses premiers pas dans l'écriture trahissent une réserve qui sera moins apparente par la suite. Toutefois, il convient de prendre connaissance d'une série de divergences entre le héros du roman et son modèle réel (cf. "Eclaircissements et Rectifications").

Les compléments, enjolivements et modelages, l'indépendance des personnages romanesques issus des souvenirs que M. Yourcenar conservait du couple Conrad et Jeanne, sont beaucoup plus évidents dans ses autres œuvres. Certes, on trouve dans Anna, soror … (éditions en 1925, 1935, 1981) et dans La Nouvelle Eurydice (1931) des vraies traces de Jeanne, mais très peu de Conrad, et dans Le Coup de grâce (1939) les personnages moins inspirés par les parents réels du peintre Egon de Vietinghoff.
 

Marc-Charles-Gabriel Gleyre, Le coucher de Sappho (1867), Musée cantonal des beaux-arts, Lausanne Elle laisse volontiers les choses ouvertes, suit son imagination, se laisse aller aux associations, tout en se trouvant en profonde empathie avec ses personnages, dont certains plongent leurs racines historiques dans des époques qu’elle connaît bien.

Ce faisant, les relations homo-érotiques ou du moins les allusions s’y rapportant constituent un de ses thèmes de prédilection parmi les plus évidents, qui traversent toute son œuvre. En les traitant, elle transforme la matière de sa propre homosexualité ou de son amour pour les hommes homosexuels.

En effet, on reconnaît souvent dans les différents personnages des traits de sa personnalité, ce qui correspond à un procédé d’écriture tout à fait courant. Ce ‘camouflage’ n’obéit cependant pas uniquement à des exigences artistiques. C’est le cas notamment dans sa première œuvre Alexis: à sa parution, l’auteure n’avait que 26 ans, et à l’époque, l’attraction pour le même sexe ne pouvait pas être rendue publique aussi librement qu’elle l’est aujourd’hui dans de nombreux pays.
 

Jeanne de Vietinghoff – Michel de Crayencour – Alexis de Vietinghoff

Michel de Crayencour (1853-1929), le père de Marguerite Yourcenar Jeanne de Vietinghoff resta liée avec Michel de Crayencour, le mari de sa défunte amie de jeunesse, Fernande. Selon les années, le contact semble avoir été peu fréquent, ou plus intense. On sait que M. de Crayencour n'était pas hostile aux aventures féminines. Il serait véritablement inhumain d’attendre de lui que au plus tard, en tant que veuf, il ne se soit pas épris de la femme fascinante qu’était Jeanne. Sachant (ou ayant remarqué) que le mari de celle-ci – en dépit de leurs deux fils – était davantage attiré par les hommes, Michel de Crayencour a peut-être espéré vivre avec elle autre chose que des rapports amicaux espacés.

On ne peut totalement exclure que Jeanne de Vietinghoff, à la suite d’une conversation à cœur ouvert sur sa vie de couple, ait succombé à son charme, ni que tous deux se soient réciproquement consolés – fût-ce dans un transport charnel. Les allusions de Marguerite Yourcenar – même si cela avait réellement été le cas – ne constituent pas de véritables indices d’une relation extraconjugale suivie. D’autre part, on n’en trouve pas la moindre trace du côté des Vietinghoff. Il n’aurait d’ailleurs pas correspondu à la nature d’aucun des deux protagonistes, car Michel était trop inconstant et n’atteignait pas la profondeur d’esprit et de sentiment de Jeanne, alors qu’elle vivait selon ses valeurs morales personnelles, qu’elle avait ses enfants et était consciente de ses devoirs envers Conrad, son mari, être fragile et sans défense.
 

Michel de Crayencour (1853-1929), le père de Marguerite Yourcenar La dernière œuvre de Marguerite Yourcenar, Quoi? L’Eternité prête à de vagues suppositions au sujet d’une liaison, encore qu’on ignore dans quelle mesure l’imagination littéraire intervient.

D'autre part, les biographes de celle-ci en ont tiré certaines déductions, mais la seule photographie officielle de Michel de Crayencour figurant dans la succession de Jeanne, de Conrad, donc dans celle d'Egon de Vietinghoff, ne laissent aucunement conclure l’existence d’une telle intimité.

Il (Michel de Crayencour) ne se demande pas si Jeanne l'aime. Cet homme supposé bien à tort du type conquérant est trop humble envers la femme pour se poser la question. Mais le mystère demeure. Jeanne n'est ni dévergondée, ni nymphomane. Cette ardente douceur, ce tendre désir de satisfaire l'autre en se satisfaisant soi-même en font preuve. .... Se peut-il qu'il suffise de quelques jours d'absence pour que Jeanne ait ouvert sa porte à un quasi-inconnu, qui n'a pour lui que d'être le veuf d'une amie d'autrefois?` (Quoi? L'Eternité, p.130)
 

 Alexis de Vietinghoff, frère cadet d'Egon Alexis de Vietinghoff Mais il faut aussi considérer cette citation: ..., il suffit qu'elle n'accède pas à ... une demande d'abandon total de Michel, pour devenir immédiatement, pour [lui], une femme qu'il renie ou qui [lui] fait horreur.(Quoi? L'Eternité, p.197)

Aussi est-ce pure spéculation de la part de la biographe Michèle Goslar que de faire aboutir ses recherches à la présomption d'une filiation d'Alexis, le jeune frère du peintre Egon de Vietinghoff, filiation de Jeanne et de Michel de Crayencour. Après de longues réflexions, nous considérons cette conclusion (hypothèse), exposée d'un ton plutôt énergique, comme inadéquate et invraisemblable, malgré les recherches méticuleuses de Mme Goslar.

C'est avec une certitude pour ainsi dire absolue qu'on peut assurer qu'Alexis de Vietinghoff n'était pas le demi-frère de Marguerite. Supposons que cette hypothèse spectaculaire soit affirmée, quelques questions ouvertes concernant la relation entre les deux familles pourraient avoir une réponse, mais en revanche, d'autres questions resteraient et de nouvelles contradictions surgiraient.
 

Alexis 1913 Alexis de Vietinghoff Si l’on se réfère à la prétendue lettre adressée par Jeanne à Michel, il ne faut pas oublier que Jeanne s’adresse là à son mari en lui parlant de leurs deux fils (p 78). La lettre contient des erreurs au sujet des lieux de leur mariage et de deux de leurs résidences, des erreurs que Jeanne n'aurait certainement jamais faites. Cette lettre doit être une invention de M. Yourcenar et exprimer sa propre conviction, à savoir que les fils de Jeanne, Egon et Alexis, sont des vrais frères.

Ainsi, "l'hypothèse" sur laquelle insiste à plusieurs reprises la biographe Michèle Goslar, sur le fait qu'Alexis serait le fruit d'une liaison extraconjugale de Jeanne avec Michel, se voit privée de tout fondement.

D'ailleurs, M.Y. ne semble jamais avoir nourri une idée si aberrante, puisqu’elle écrit "… mais les deux fils d'Egon lui ressemblent. …. Il leur suffit de deux enfant." (Quoi? L'Eternité, p 130).

Même dans la postface d’Anna sorror …
J’ai dit ailleurs que les circonstances ne m’avaient donné qu’un demi-frère, de dix-neuf ans mon aîné, et dont la présence tantôt hargneuse et tantôt morose, mais par bonheur intermittente, avait été un mauvais aspect de mon enfance. Cela se réfère au fils du premier mariage de son père.
(Œuvre romanesque p 1029)
 

Avis de Fernandes décès du 19 juin 1903 Prière de deuil pour Fernande de Cryencour (1925) A un Michel qui essaie de l'attirer vers des pays lointains, Jeanne aurait répondu:
– Vous oubliez que j’ai deux enfants.
– Vous en auriez trois. Il (Conrad alais "Egon de Reval") ne pourra pas s'opposer à ce que vous lui repreniez ses deux fils. Et s'il essayait de les reprendre …, il ne saurait même pas où nous retrouver. … Vous aurez d'ailleurs mon nom. J'achèterai un yacht.
(p 195/96)

Si M.Y. avait eu le même soupçon que M. Goslar, elle n'aurait jamais formulé ces phrases ainsi.

En outre, cette lettre commence par l'affirmation très improbable que Jeanne aurait appris la mort de Fernande des années seulement après cet événement. Cela semble improbable, car au milieu des documents laissés dans la succession, on trouve aujourd'hui encore l'annonce du décès datée du 19.6.1903, accompagnée d'une carte de prières catholiques.
 

Alexis de Vietinghoff Alexis de Vietinghoff Alexis est enterré avec son père au cimetière de Zollikon, dans la banlieue de Zurich; l'entretien des tombes a toutefois été annulé dans les années 1995, et les pierres reconverties. Environ dix ans plus tard, leurs tombes n'étaient pas encore réoccupées, de sorte que nous avons tenté de faire examiner les ossements par un test génétique, pour lequel de très petits morceaux d'os auraient suffi.



Mais nous avons échoués à la loi zurichoise, étroite et stricte, de la paix du cimetière. Malheureusement, il n'y avait donc plus de chance de terminer définitivement ces spéculations de paternité par l'analyse scientifique. En 2017, nous avons observé que les tombes étaient réoccupées.
 

Alexis de Vietinghoff Alexis de Vietinghoff Il reste toutefois quelques singularités en ce qui concerne les domiciles de Jeanne de Vietinghoff et de Michel de Crayencour.









Tout d'abord, la proximité relative de leurs villas de vacances sur la côte méditerranéenne française à St-Romain (Michel) et Roquebrune/Alpes maritimes (Jeanne). Un autre argument de Michèle Goslar pour son hypothèse qu'il y avait une liaison entre Jeanne et Michel.
 

Conrad et Alexis de Vietinghoff Alexis de Vietinghoff Nous avons trouvé 31 communes en France qui portent le nom de "Saint-Romain", ou dont ce prénom figure dans leur nom. Nous ne savons pas avec certitude lequel est celui que nous recherchons. Le "Saint-Romain" le plus proche de Roquebrune (Alpes maritimes) se trouve dans le Département de la Vienne mais, dans le réseau routier actuel, à une distance de 110 km, ce qui n'est pas un vrai appui de la thèse mentionnée.

Cette distance, suggérée comme proximité, ne sert pas à la supposition que ces lieux de vacances étaient convenus pour se rencontrer aisément. En outre, il faut faire attention, car il existe deux localités dans le sud de la France qui s'appellent Roquebrune. Cependant, faut-il soupçonner une relation amoureuse quand des amis possèdent un lieu de vacances dans la même région la plus populaire?
 

Alexis de Vietinghoff Alexis de Vietinghoff Si l’on compare, même de façon profane, les photographies de Conrad et d’Alexis, on reconnaît le même visage étroit et le même occiput important. En outre, la forme du nez d’Alexis est celle que l’on retrouve dans la physionomie des Vietinghoff originaires de Salisburg. Enfant, il avait sur le front le même épi de cheveux que Conrad. Ce n’est pas là un élément de preuve, mais ce fait rend la parenté plausible et ne saurait éveiller des soupçons sur sa paternité.

D'autre part, le cancer les envoya au Lac Léman chez le même spécialiste. On ignore si le choix du lieu et de la thérapie a fait l'objet d'échanges entre eux. Ce n'est que là-bas que Michel de Crayencour apprit le décès de Jeanne; et il succomba à sa maladie deux ans et demi après elle. On ne peut pas en déduire – du moins pour les dernières années – un contact intense entre deux être avec un enfant commun.
 

Alexis de Vietinghoff Alexis de Vietinghoff André Fraigneau commenta le comportement de Marguerite Yourcenar d’une façon pertinente:

"Et puis, elle avait cette manie de toujours penser que telle personne faisait l’amour avec telle autre, qui était simplement un ami. Tout cela l’intéressait beaucoup."

(Yosyane Savigneau, Marguerite Yourcenar, p. 112)
 

Alexis (1904-1942) – épilogue

Abbaye de Rheinau, Canton de Zurich, Suisse, Clinique psychiatrique (1919), Bibliothèque ETH, Foto Walter Mittelholzer Le cadet de Conrad et Jeanne était un enfant sensible, qui ne devait pas avoir la vie facile aux côtés de son frère aîné, à la vitalité plus forte. Egon était clairement le reflet de sa mère, autant par son physique que par la communion qui les liait, alors qu’Alexis tenait plutôt de son père. L’ombre de la confusion mentale l’a recouvert, si bien qu’il est resté célibataire et a passé une grande partie de sa courte vie dans une clinique psychiatrique où il travaillait comme jardinier. Nous ne savons pas si sa maladie avait une cause physique ou si elle était de nature psychique, résultat d’une position néfaste au sein d’une constellation familiale difficile. Lors de sa mort, son père refusa l’autopsie. Et son dossier de malade a disparu, à l’encontre de toute pratique médicale et administrative courante dans une clinique cantonale zurichoise.
 

Nécrologie de Jeanne

Article nécrologique de Jeanne par Hélène Naville-Marion
Genève, le 6 novembre 1926. Rédaction: Hélène Räber.
 

Emma Bricou, née Storm de Grave (1841-1933) Jeanne Bricou Jeanne de Vietinghoff est née à Bruxelles, le 31 décembre 1875. Elle n'avait que 18 mois lorsque son père mourut. Sa mère, Mme Bricou, née Storm de Grave, Hollandaise de naissance, reporta sur sa fille tout ce que son cœur contenait d'affection; elle (Jeanne) fut sa consolation dans son grand deuil et devint l'unique objet de sa tendre sollicitude. Jeanne a toujours été entourée de l'affection la plus attentive et son éducation a été extrêmement soignée. Elle habitait la ville en hiver, la campagne en été, séjour qui lui plaisait tout particulièrement. Son amour pour la nature qui, plus tard, a été pour elle une amie et une inspiratrice, date de ses plus jeunes années et sans doute de ce premier contact. C'était une enfant très réfléchie, avide d'apprendre, de savoir, profonde déjà dans ses sentiments.
 

Couvent des Dames du Sacré-Coeur de Jette Saint-Pierre, près de Bruxelles Bien que le milieu auquel elle appartenait fût riche et ce qu'il est convenu d'appeler mondain, Jeanne fut mise dans un couvent à Bruxelles pour y faire des études qu’elle a brillamment terminées. Protestante, si elle a goûté le charme et la douceur de la vie dans cette retraite, elle était déjà assez indépendante d'esprit pour n'en pas subir l'influence. Elle en est sortie fidèle à la foi dans laquelle elle avait été élevée. Ce fut le pasteur Meyhoffer qui eut le privilège de faire son instruction religieuse et de la recevoir dans l'Église.

A peine âgée de 17 ans, belle jeune fille au regard pensif et chercheur, Jeanne fit son entrée dans le monde où elle fut accueillie avec enthousiasme. Son esprit précoce et brillant ayant déjà dépassé tout ce qu'on lui avait enseigné. Douée d'un charme exquis répandu dans toute sa personne et sa manière d'être, elle exerça tout de suite une attraction invincible sur son entourage. Elle était vive, bienveillante, aimable, elle aimait à causer, et, par-dessus tout, à échanger des idées.
 

Jeanne Bricou Sten de Lewenhaupt Le comte suédois Sten de Lewenhaupt fit sa connaissance; il s'éprit d’elle et demanda sa main. Le mariage fut différé en raison de l'extrême jeunesse de la fiancée. Pendant les délais imposés par la prudence, la santé du comte Sten de L. s'altéra si gravement qu'il fallut l'interner. Une maladie mentale l'avait terrassé.

La douleur, le désespoir de Jeanne furent immenses; cependant, avec la vaillance dont elle a toujours fait preuve depuis, elle essaya de lutter, d'emporter la guérison. Persuadée qu'à force de supplications, elle obtiendrait de Dieu le salut de son fiancé, elle pria pour lui pendant des années avec la persévérance, la ferveur, la tendresse qui étaient en elle. Mais le miracle ne se produisit pas. Si elle n'en perdit pas la foi, ce fut sans doute la première expérience qui, avec beaucoup d'autres dans la suite, modifia la nature de ses sentiments religieux.
 

Jeanne, Egon etAlexis de Vietinghoff, 1907 Longtemps après, elle rencontra à Dresde le baron de Vietinghoff, dans une société d'un niveau moral et intellectuel très élevé …. Le baron avait eu lui-même une jeunesse traversée de chagrins et de difficultés. Une sympathie instinctive les porta l'un vers l'autre. Ils se confièrent avec une ouverture complète leur peines, leurs désillusions, leurs aspirations, leurs impressions sur la vie et son but, et ils décidèrent d'unir leurs existences pour travailler ensemble au soulagement et au relèvement de l'humanité, tendant ainsi vers un bonheur sans égoïsme qui ne recherchait pas la joie. …

… Intelligente, vive et belle, d'une bonté bienveillante, d'une patience sans bornes, d'une grande sensibilité, elle fut, partout où elle alla, très entourée, très recherchée et admirée. La parfaite modestie dont elle ne s'est jamais départie et qui était un des traits marquants de son caractère l'empêcha d'en concevoir de l'orgueil.
 

Jeanne et Egon C'est à Wiesbaden que Jeanne de Vietinghoff a écrit son premier livre Impressions d’Ame …. Elle s'était rendue dans cette ville où elle avait beaucoup d'amis afin de s'y reposer après une grave maladie de son mari, qu'elle avait soigné avec le plus grand dévouement, et pour procurer au convalescent et à ses fils, enfants très délicats, un air plus vivifiant que celui de Paris où elle résidait alors. Ce premier essai révéla la haute spiritualité de l'auteur, la justesse et l'originalité de sa pensée, ses dons d'observation et la bonté de son cœur. Il fut bien accueilli par le public et par la critique qui se montra très favorable.

Encouragée par un succès sur lequel elle ne comptait peut-être pas dans son extrême modestie, Mme de Vietinghoff fit paraître en 1912, la Liberté Intérieure qui est sans contredit le plus beau fleuron de sa couronne. ... Jeanne de Vietinghoff ne s'est plus contentée de regarder autour d'elle, d'observer, de recevoir des impressions dont elle tirait des leçons et des images charmantes, dans le désir toujours plus intense de liberté qui la possédait; elle sentit qu'il fallait tout d'abord la chercher en soi par des victoires répétées sur elle-même et ne l'exercer, lorsqu'on l'avait conquise, qu'en vue du bien, du beau, du vrai. ….
 
     
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