Jeanne de Vietinghoff, la mère
![]() Il était impossible à celle-ci de concentrer son intérêt sur une seule personne. En effet, Jeanne était certes l'élément dominant, incomparable, et son caractère exemplaire s'insérait sans difficulté dans la société d’alors. En revanche, Conrad, le second personnage, le plus introverti, donc le plus solitaire, lui était par là-même plus proche, en raison de leurs désirs et problèmes communs. Conrad était dominé par le rayonnement de sa compagne, dont la personnalité exceptionnelle a davantage marqué Marguerite Yourcenar. Ce n'est que dans son art, à savoir le piano, que Conrad pouvait s'exprimer avec une intensité incomparable. Extérieurement, il apparaissait dans l'ombre de Jeanne, et cette ombre, à côté du rayonnement de celle-ci, attirait Marguerite Yourcenar également de façon pour ainsi dire magique. En effet, elle devait – du fait aussi qu'elle le connaissait à peine – répondre à des questions existentielles par le truchement de sa propre imagination : or c'était là précisément qu'intervenait sa créativité littéraire. Autant dire que les parents du peintre Egon de Vietinghoff étaient les figures de projection idéales pour Marguerite Yourcenar. Il en résulta des entrelacs en quelque sort inextricables de vérité et de création littéraire. |
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![]() Aussi, importe-t-il de prêter attention aux titres et sous-titres éloquents de ses œuvres (Le Labyrinthe du Monde, La Chute des Masques, Les Songes et les Sorts), ainsi que ceux de diverses biographies qui lui sont consacrées (L'invention d'une vie, La passion et ses masques, La flâneuse du labyrinthe). Conrad de Vietinghoff, lui, sublimait le thème essentiel de sa vie en se plongeant dans la lecture de livres traitant de ce problème et dans la Bible, dans des discussions et correspondances avec de rares amis et tout d'abord – comme nombre d'êtres ultra-sensibles – en s'adonnant à son art, le piano. Quant à sa femme Jeanne, elle sublimait de son côté les sujets dramatiques et complexes de sa vie par une pédagogie intérieure et ses ouvrages littéraires. A sa manière, Marguerite Yourcenar n'a rien fait d'autre. Quatre sources peuvent être à l'origine de tout ce que Marguerite Yourcenar savait de Conrad: • Tout d'abord les éventuelles allusions d'une adulte disciplinée, Jeanne, consciente de ses responsabilités à l'égard d'une jeune fille, Marguerite, qu'elle n'a que très rarement rencontrée. • Ensuite, Marguerite Yourcenar dit elle-même que c'est son père, Michel de Crayencour, qui lors de discussions avec elle, lui a donné quelques points de repère (ou lui a raconté toute l'histoire?) relatifs à la vie commune de Conrad et de Jeanne, ainsi qu'à la vénération que lui, Michel, vouait à Jeanne. • D'autre part, il semble qu'à l'âge de 24 ans, Marguerite ait une fois rendu visite, seule, à Conrad alors veuf. • Enfin, elle ne manquait ni de sensibilité, ni d'intuition, ni de sens de l'observation, et pas moins d'intelligence constructive pour ajuster les éléments dont elle disposait. Marguerite Yourcenar ne le connaissait donc qu'à peine et combla les lacunes dans l’image qu'elle en gardait avec ses propres sentiments et visions. En outre, ses œuvres n'étaient pas des reportages, mais de la vraie littérature. Dans son roman Alexis, elle est au plus près du véritable personnage de Conrad, ce qui est dû au fait qu'elle restait sous l'emprise de leurs rares rencontres, d'une part, et que, d'autre part, ses premiers pas dans l'écriture trahissent une réserve qui sera moins apparente par la suite. Toutefois, il convient de prendre connaissance d'une série de divergences entre le héros du roman et son modèle réel (cf. "Eclaircissements et Rectifications"). Les compléments, enjolivements et modelages, l'indépendance des personnages romanesques issus des souvenirs que M. Yourcenar conservait du couple Conrad et Jeanne, sont beaucoup plus évidents dans ses autres œuvres. Certes, on trouve dans Anna, soror … (éditions en 1925, 1935, 1981) et dans La Nouvelle Eurydice (1931) des vraies traces de Jeanne, mais très peu de Conrad, et dans Le Coup de grâce (1939) les personnages moins inspirés par les parents réels du peintre Egon de Vietinghoff. |
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![]() Ce faisant, les relations homo-érotiques ou du moins les allusions s’y rapportant constituent un de ses thèmes de prédilection parmi les plus évidents, qui traversent toute son œuvre. En les traitant, elle transforme la matière de sa propre homosexualité ou de son amour pour les hommes homosexuels. En effet, on reconnaît souvent dans les différents personnages des traits de sa personnalité, ce qui correspond à un procédé d’écriture tout à fait courant. Ce ‘camouflage’ n’obéit cependant pas uniquement à des exigences artistiques. C’est le cas notamment dans sa première œuvre Alexis: à sa parution, l’auteure n’avait que 26 ans, et à l’époque, l’attraction pour le même sexe ne pouvait pas être rendue publique aussi librement qu’elle l’est aujourd’hui dans de nombreux pays. |
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Jeanne de Vietinghoff – Michel de Crayencour – Alexis de Vietinghoff ![]() On ne peut totalement exclure que Jeanne de Vietinghoff, à la suite d’une conversation à cœur ouvert sur sa vie de couple, ait succombé à son charme, ni que tous deux se soient réciproquement consolés – fût-ce dans un transport charnel. Les allusions de Marguerite Yourcenar – même si cela avait réellement été le cas – ne constituent pas de véritables indices d’une relation extraconjugale suivie. D’autre part, on n’en trouve pas la moindre trace du côté des Vietinghoff. Il n’aurait d’ailleurs pas correspondu à la nature d’aucun des deux protagonistes, car Michel était trop inconstant et n’atteignait pas la profondeur d’esprit et de sentiment de Jeanne, alors qu’elle vivait selon ses valeurs morales personnelles, qu’elle avait ses enfants et était consciente de ses devoirs envers Conrad, son mari, être fragile et sans défense. |
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![]() D'autre part, les biographes de celle-ci en ont tiré certaines déductions, mais la seule photographie officielle de Michel de Crayencour figurant dans la succession de Jeanne, de Conrad, donc dans celle d'Egon de Vietinghoff, ne laissent aucunement conclure l’existence d’une telle intimité. Il (Michel de Crayencour) ne se demande pas si Jeanne l'aime. Cet homme supposé bien à tort du type conquérant est trop humble envers la femme pour se poser la question. Mais le mystère demeure. Jeanne n'est ni dévergondée, ni nymphomane. Cette ardente douceur, ce tendre désir de satisfaire l'autre en se satisfaisant soi-même en font preuve. .... Se peut-il qu'il suffise de quelques jours d'absence pour que Jeanne ait ouvert sa porte à un quasi-inconnu, qui n'a pour lui que d'être le veuf d'une amie d'autrefois?` (Quoi? L'Eternité, p.130) |
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![]() ![]() Aussi est-ce pure spéculation de la part de la biographe Michèle Goslar que de faire aboutir ses recherches à la présomption d'une filiation d'Alexis, le jeune frère du peintre Egon de Vietinghoff, filiation de Jeanne et de Michel de Crayencour. Après de longues réflexions, nous considérons cette conclusion (hypothèse), exposée d'un ton plutôt énergique, comme inadéquate et invraisemblable, malgré les recherches méticuleuses de Mme Goslar. C'est avec une certitude pour ainsi dire absolue qu'on peut assurer qu'Alexis de Vietinghoff n'était pas le demi-frère de Marguerite. Supposons que cette hypothèse spectaculaire soit affirmée, quelques questions ouvertes concernant la relation entre les deux familles pourraient avoir une réponse, mais en revanche, d'autres questions resteraient et de nouvelles contradictions surgiraient. |
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![]() ![]() Ainsi, "l'hypothèse" sur laquelle insiste à plusieurs reprises la biographe Michèle Goslar, sur le fait qu'Alexis serait le fruit d'une liaison extraconjugale de Jeanne avec Michel, se voit privée de tout fondement. D'ailleurs, M.Y. ne semble jamais avoir nourri une idée si aberrante, puisqu’elle écrit "… mais les deux fils d'Egon lui ressemblent. …. Il leur suffit de deux enfant." (Quoi? L'Eternité, p 130). Même dans la postface d’Anna sorror … J’ai dit ailleurs que les circonstances ne m’avaient donné qu’un demi-frère, de dix-neuf ans mon aîné, et dont la présence tantôt hargneuse et tantôt morose, mais par bonheur intermittente, avait été un mauvais aspect de mon enfance. Cela se réfère au fils du premier mariage de son père. (Œuvre romanesque p 1029) |
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![]() ![]() – Vous oubliez que j’ai deux enfants. – Vous en auriez trois. Il (Conrad alais "Egon de Reval") ne pourra pas s'opposer à ce que vous lui repreniez ses deux fils. Et s'il essayait de les reprendre …, il ne saurait même pas où nous retrouver. … Vous aurez d'ailleurs mon nom. J'achèterai un yacht.(p 195/96) Si M.Y. avait eu le même soupçon que M. Goslar, elle n'aurait jamais formulé ces phrases ainsi. En outre, cette lettre commence par l'affirmation très improbable que Jeanne aurait appris la mort de Fernande des années seulement après cet événement. Cela semble improbable, car au milieu des documents laissés dans la succession, on trouve aujourd'hui encore l'annonce du décès datée du 19.6.1903, accompagnée d'une carte de prières catholiques. |
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![]() ![]() Mais nous avons échoués à la loi zurichoise, étroite et stricte, de la paix du cimetière. Malheureusement, il n'y avait donc plus de chance de terminer définitivement ces spéculations de paternité par l'analyse scientifique. En 2017, nous avons observé que les tombes étaient réoccupées. |
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![]() ![]() Tout d'abord, la proximité relative de leurs villas de vacances sur la côte méditerranéenne française à St-Romain (Michel) et Roquebrune/Alpes maritimes (Jeanne). Un autre argument de Michèle Goslar pour son hypothèse qu'il y avait une liaison entre Jeanne et Michel. |
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![]() ![]() Cette distance, suggérée comme proximité, ne sert pas à la supposition que ces lieux de vacances étaient convenus pour se rencontrer aisément. En outre, il faut faire attention, car il existe deux localités dans le sud de la France qui s'appellent Roquebrune. Cependant, faut-il soupçonner une relation amoureuse quand des amis possèdent un lieu de vacances dans la même région la plus populaire? |
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![]() ![]() D'autre part, le cancer les envoya au Lac Léman chez le même spécialiste. On ignore si le choix du lieu et de la thérapie a fait l'objet d'échanges entre eux. Ce n'est que là-bas que Michel de Crayencour apprit le décès de Jeanne; et il succomba à sa maladie deux ans et demi après elle. On ne peut pas en déduire – du moins pour les dernières années – un contact intense entre deux être avec un enfant commun. |
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![]() ![]() "Et puis, elle avait cette manie de toujours penser que telle personne faisait l’amour avec telle autre, qui était simplement un ami. Tout cela l’intéressait beaucoup." (Yosyane Savigneau, Marguerite Yourcenar, p. 112) |
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Alexis (1904-1942) – épilogue ![]() |
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Nécrologie de Jeanne
Article nécrologique de Jeanne par Hélène Naville-Marion
Genève, le 6 novembre 1926. Rédaction: Hélène Räber. |
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![]() A peine âgée de 17 ans, belle jeune fille au regard pensif et chercheur, Jeanne fit son entrée dans le monde où elle fut accueillie avec enthousiasme. Son esprit précoce et brillant ayant déjà dépassé tout ce qu'on lui avait enseigné. Douée d'un charme exquis répandu dans toute sa personne et sa manière d'être, elle exerça tout de suite une attraction invincible sur son entourage. Elle était vive, bienveillante, aimable, elle aimait à causer, et, par-dessus tout, à échanger des idées. |
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![]() ![]() La douleur, le désespoir de Jeanne furent immenses; cependant, avec la vaillance dont elle a toujours fait preuve depuis, elle essaya de lutter, d'emporter la guérison. Persuadée qu'à force de supplications, elle obtiendrait de Dieu le salut de son fiancé, elle pria pour lui pendant des années avec la persévérance, la ferveur, la tendresse qui étaient en elle. Mais le miracle ne se produisit pas. Si elle n'en perdit pas la foi, ce fut sans doute la première expérience qui, avec beaucoup d'autres dans la suite, modifia la nature de ses sentiments religieux. |
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![]() … Intelligente, vive et belle, d'une bonté bienveillante, d'une patience sans bornes, d'une grande sensibilité, elle fut, partout où elle alla, très entourée, très recherchée et admirée. La parfaite modestie dont elle ne s'est jamais départie et qui était un des traits marquants de son caractère l'empêcha d'en concevoir de l'orgueil. |
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![]() Encouragée par un succès sur lequel elle ne comptait peut-être pas dans son extrême modestie, Mme de Vietinghoff fit paraître en 1912, la Liberté Intérieure qui est sans contredit le plus beau fleuron de sa couronne. ... Jeanne de Vietinghoff ne s'est plus contentée de regarder autour d'elle, d'observer, de recevoir des impressions dont elle tirait des leçons et des images charmantes, dans le désir toujours plus intense de liberté qui la possédait; elle sentit qu'il fallait tout d'abord la chercher en soi par des victoires répétées sur elle-même et ne l'exercer, lorsqu'on l'avait conquise, qu'en vue du bien, du beau, du vrai. …. |
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