Anecdotes
Conrad de Vietinghoff, le père

 

Jeanne de Vietinghoff, la mère

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Romain Rolland, Prix Nobel de littérature (1915) 12. En ce qui concerne la psychologie des profondeurs de Yourcenar (voir le point 11), voici encore un passage intéressant:

Le second méfait fut un mensonge. Je ne crois pas avoir jamais été mythomane, c'est pourtant une fabulation qui sortit de mes lèvres. Je racontai un soir à la bonne et à la cuisinière aux yeux écarquillés que Michel venait d'offrir à Madame de San Juan un grand bouquet de roses tout en or. Il s'agissait bien entendu d'une gerbe de roses soufre. Mes auditrices, un peu scandalisées, ne s'étonnèrent pourtant pas: on savait que Monsieur avait le cadeau facile.
L'histoire, comme il fallait s'y attendre, revint à Michel qui me dit de son ton affectueux:
— Voilà un mensonge que Jeanne de Reval n’aurait jamais fait. Tu savais que c'était un bouquet de fleurs fraiches. Pourquoi avoir prétendu qu'elles étaient en or ?
— Pour faire plus beau, dis-je en baissant un peu la tête.
— Jeanne savait que la vérité seule est belle, dit-il. Tâche de t'en souvenir.
J'aurais pu lui répondre que, d'après lui, d'après les photographies et les vagues mémoires qui me restaient, Jeanne était belle, et n'avait pas besoin de s'occuer d'un ruban mal mis. Mais ces exemples, qui auraient pu me faire haïr cette femme trop parfaite, m'exaltèrent.
(p.252, 253)

Qu'en est-il donc du penchant à l’affabulation, ce "Fiction et vérité" si présent dans la vie et l'œuvre de Yourcenar ?
 

Maurice Maeterlinck, Prix Nobel de littérature 1911 Guy de Pourtalès, Foto George Grantham Bain Collection, Library of Congress, Washington D.C. (no Copyright) 13.Jeanne n'a pas fait de traductions d'Angelus Silesius ou de Novalis. Mais Yourcenar, elle, a traduit de nombreux textes, entre autres de V. Woolf, H. James, K. Kavafis, J. Baldwin, Y. Mishima, R.M. Rilke ainsi que de la poésie grecque ancienne et des negro spirituals. Jeanne n'a pas écrit non plus de biographie des compositeurs Gluck et Schubert, mais elle entretenait des liens avec les écrivains Maurice Maeterlinck, Romain Rolland et Guy de Pourtalès. Rolland a écrit la biographie de Michel-Ange, Tolstoï, Gandhi, Händel et Beethoven, alors que Pourtalès nous a laissé celles de Nietzsche, Chopin, Berlioz, Liszt et Wagner. C'est peut-être de là que viennent les "emprunts" de Marguerite Yourcenar.
 

Citations d'intérêt

(p.81) ... Mais peut-être y avait-il dans ce choix d'une institution catholique en Belgique (Paris effrayait les mères) le désir de sortir Jeanne des routines hollandaises et protestantes. Jeanne eut mal à se faire aux dévotions quelque peu sirupeuses, aux autels ornés de fleurs et de papiers de dentelle, et surtout à l'inane ambition mondaine, déjà si sensible chez ces petites filles...

(p.82) La ferveur nue de la jeune luthérienne étonne Fernande. Par bonheur, ou par l'effet d'une instruction religieuse plus sage qu'à l'ordinaire, Jeanne n'opposait pas la Bible à ces poétiques apparences, et ne semblait pas croire que toutes les vérités fussent contenues dans un livre appelé par excellence Le Livre.
 

 

 

 Marguerite Yourcenar (1981, Photo ...) (p.128) Avant de le voir, Jeanne devine son approche à ce frémissement délicieux que trois ans de vie commune ne lui ont pas encore fait perdre. Ce jeune homme (son mari) qui n'est pas tout à fait un père, ni tout à fait un mari, ni tout à fait un maître de maison, est resté un dieu.

(p.130,131) Quand Jeanne a dit la joie qu'elle ressent à s'occuper momentanément de la fille de Fernande, il (Michel de Crayencourt) lui a rappelé qu'il se peut qu'elle ait un jour une fillette à elle; la jeune femme secoue la tête; il leur suffit deux enfants. Cette franchise sur un sujet que les femmes à l'époque n'abordaient qu'entre elles, et avec des précautions infinies, lui paraît admirable. Admirable aussi qu'il ne l'ait jamais entendue dire mal de personne, ni d'ailleurs du bien par simple convenance mondaine. Il n'a jamais surpris dans sa voix une nuance d'irritation ou de moquerie, ni même d'empressement excessif; elle parle aux enfants sans prendre des intonations enfantines. ... Il n'y a pas non plus de refus dans ses silences (de Jeanne). ... Michel, qui a gardé certains résidus de bons principes sur la moralité conjugale, imagine mal qu'une femme si sévère pour tout ce qui lui paraît bas consente à servir d'écran à des agissements que la bonne société de son temps, et même la société tout court, ne savent trop comment nommer. Quand par hasard elle lui parle d'Egon (de Reval = Conrad, son mari) c'est pour évoquer les souvenir d'enfance du jeune homme ...

Ebenso im Nachwort zu Ana sorror... (S.113) An anderer Stelle habe ich gesagt, dass die Umstände mir nur einen Halbbruder gewährt haben, der neunzehn Jahre älter war..., womit der Sohn aus der früheren Ehe ihre Vaters gemeint ist. (Übersetzung von Anna Ballarin)
 

Marguerite Yourcenar (1983), Foto Nationaal Archief Fotocollectie Anefo, CC-BY-SA = cc-by-sa-3.0-nl (p.131,132) La pierre d'achoppement, c'est Dieu, il s'en rend bien compte. Jeanne en parle peu, mais on sent qu'elle le respire et l'exhale comme l'air même de sa vie. Ses quelques petits écrits, minces et difficiles, contraints malgré elle par le style resté académique de ses instructeurs protestants ... n'ont à la vérité pas d'autres thèmes. La rigidité du pasteur Niedermeyer, avec son insistance sur la logique et la théologie, l'a au moins préservée du flot d'occultisme bourbeux et d'exotisme religieux de pacotille si répandu dans la mauvaise littérature du début du siècle, et il n'est pas non plus dans sa nature de tomber dans un sec scientisme. ... Il est pour elle Bien Suprême, et identifier le Bien Suprême avec la force universelle qui nous entraîne tous l'acculera fatalement un jour ou l'autre au dilemme auquel nul n'echappe: nier le mal ou dire oui au mal. Pour l'instant le bien seul l'occupe, et la paix qui l'entoure est peut-être à ce prix. Elle aime Dieu dans Egon (son mari = Conrad), ce qui met le jeune Balte hors d'atteinte...
 

 Marguerite Yourcenar (1975, Photo ...) (p.156) Dès qu'il (Michel) la vit descendre du train et poser sur le quai ses bottines noires, il comprit que son souvenir n'avait été qu'un pâle décalque de l'être unique et irremplaçable. Où aurait-il trouvé ailleurs ces yeux affectueux, cette tranquillité d'où semble émaner la force? Comme devant les très grands moments de la sculpture grecque, on sent, par delà l'équilibre des proportions et la perfection des formes, je ne sais quoi qui est le divin dans l'être.

(p.170) Mais Egon (de Reval, son mari) est à la fois pour elle (Jeanne) un amant, un fils, en dépit le l'égalité des âges, un frère, et un dieu. Elle accepte même qu'il soit parfois un dieu tombé.

(p.196) Elle se sent idolâtrée plutôt qu'aimée.
 

Jeanne de Vietinghoff (S.220) Ich hätte ihm [Michel] sagen können, dass nach dem, was er mir sagte, nach den Fotos und den vagen Erinnerungen, die mir verblieben, Jeanne schön war und es nicht nötig hatte, sich um eine schlecht gebundene Schleife zu sorgen.

(S.221) Ich wäre wohl ganz anders als ich bin, wenn Jeanne mich nicht aus der Ferne geformt hätte.

(S.222) Jeanne war da.... Sie hatte sich nicht verändert. Ihr Gesicht unter dem großen Hut, den weder Straußenfedern noch tote Vögel überfrachteten, war geblieben, wie ich es in Erinnerung hatte. Entgegen den damals allein gültigen Anstandsregeln für eine Dame von feiner Lebensart das heißt Knie nebeneinander und fast geschlossen, Handschuhe nur halb abgezogen hatte sie ihre Handschuhe auf den Tisch gelegt und die Beine übereinander geschlagen, was ihr eine überraschend ruhige Ungezwungenheit der Bewegungen zu verleihen schien. Ihr silbergrauer, schräg geschnittener Seidenrock spannte sich von der Hüfte bis zu den Waden und ließ einige Zentimeter dünner Strümpfe sehen sowie Halbschuhe, statt der damals von den meisten Damen getragenen Knöpfstifeletten.

Sie streckte mir die Arme entgegen. Ich stürzte mich mit Freuden hinein. Ihr Kuss, der zugleich aus der Seele, aus dem Herzen und aus dem ganzen Körper kam, stellte sofort die einstige spontane Vertrautheit wieder her, obgleich die vergangenen vier Jahre der Abwesenheit fast die Hälfte meines damaligen Lebens darstellten.


Selon la chronologie de la narration, cette rencontre aurait dû avoir lieu au plus tard en 1913. A ce moment-là, Marguerite était effectivement âgée de 10 ans et 4 ans pouvaient bien représenter presque la moitié de ma vie. Mais une si longue absence ne correspond pas avec les visites, mentionnées plus haut, à la rue Cernuschi, qu’elle situe entre 1909 et environ 1912. Cette durée est en contradiction avec 4 ans d’absence; par ailleurs celle-ci est impossible à cause du déménagement des Vietinghoff à Wiesbaden en 1907.
 

Egon de Vietinghoff et Marguerite Yourcenar

Egon von Vietinghoff et Marguerite de Crayencour (Yourcenar) En été 1905 (et probablement aussi en 1906), Jeanne de Vietinghoff invite le veuf et la petite Marguerite à Scheveningen dans la maison de sa mère, où le futur peintre et la future femme de lettres font inlassablement sur la plage d’innombrables pâtés de sable.

Le lieu où les enfants avaient joué est certainement Scheveningen (Pays-Bas) et non pas Ostende (Belgique).

Haut comme trois pommes, Egon est déjà un admirateur inconditionnel de la Femme et il se souviendra plus tard de ces premiers élans amoureux. Jeanne de Vietinghoff a immortalisé par une photographie le premier baisemain du petit Egon à la petite Marguerite...
 

Egon von Vietinghoff et Marguerite de Crayencour (Yourcenar) Très tard, et suite à des encouragements répétés de son fils, il arriva à surmonter sa timidité et lui écrit, en s'adressant à sa maison d’édition. Cette reprise de contact après 75 ans aboutit à une rencontre entre Egon et Marguerite à Amsterdam, où elle se trouvait, en 1983, pour recevoir le prix Erasmus; auparavant élue comme première femme à l’Académie Française, elle avait déjà reçu maints honneurs, dont trois doctorats honorifiques, entre autres de l'Université de Harvard.

Malgré la joie des retrouvailles et une vraie résonnance sur de multiples plans essentiels, elle fut quelque peu déçue de s'apercevoir qu'Egon ne pouvait pas vraiment l'aider à démêler les fils du passé. Elle était, à l'époque, en train de travailler à son volume Quoi? L'Eternité et cherchait les pièces manquantes du puzzle; mais tant de temps avait passé! En plus, Egon, plutôt naïf, était passé maître dans le refoulement des thèmes incommodants. Même s'il connaissait presque toute son œuvre, il réalisa seulement alors quel cheminement érotique était le sien. Incroyable mais vrai! Lui-même en parlait très peu, mais il semble avoir passablement souffert de l'homo-érotisme de son père.
 

Première lettre de M. Yourcenar à E. de  Vietinghoff, le 28.6.1983 Un petit échange épistolaire naît en été 1983. Le 28 juin 1983, Marguerite Yourcenar écrit à Egon de Vietinghoff :

Cher Egon,
– comment appeler d'un autre nom le petit garçon qui se promenait avec moi sur le sable de Scheveningue? Votre lettre m'a ravie, et m'a semblé venir d'un profond passé. – Si j'ai été un peu votre premier amour, vous avez été un peu le mien. Je me rappelle parfaitement nos jeux sur la plage, comme on se rappelle les souvenirs de la petite enfance, c’est-à-dire par photographies interposées. Celles-là m’avaient été montrées par mon père quand j’avais environ huit ans – je ne les ai pas revues depuis, mais grâce à vous je les retrouve comme je m'en souvenais.

Que nous pensions de même sur tant de points est d'un grand intérêt pour moi; il faut croire que pour arriver à ce résultat nos deux vues probablement si différentes ont dû être une partie de temps parallèles.
 

Marguerite Yourcenar - Oui, la vie... (lettre du 24 juillet 1983) Néanmoins, 75 ans vont s'écouler avant qu'ils se revoient à Amsterdam, où elle reçoit le Prix Érasme, en 1983, après avoir été la première femme élue à l'Académie Française et avoir reçu trois fois le titre de docteur honoris causa (dont celui de l'Université de Harvard), ainsi que d'autres distinctions honorifiques.


Oui, la vie aurait peut-être été différente si nous ne nous étions pas perdus de vue dès l'enfance. ... Mais je regrette infiniment que nous soyons restés éloignés si longtemps l'un de l’autre.

(Marguerite Yourcenar à Egon de Vietinghoff dans une lettre du 24 juillet 1983).
 

 Marguerite Yourcenar (1975, Photo ...) Comme le faisait Egon dans son art, Marguerite échappe aux pesantes influences subies dans son enfance grâce à sa créativité et se réfugie dans l'écriture. Les activités de l'un comme de l'autre sont marquées par une sensibilité aussi bien passionnelle qu'artistique. Comme être de la parole, elle était certes, contrairement à lui, intéressée par les liens psychologiques, mais pour tous deux, ce qui importait, c'était d'atteindre un autre niveau, supérieur, soit celui de la vérité, et non de procéder à un récit correctement réaliste. C'est sur ce plan qu'apparaît leur parenté spirituelle: l'art n'est pas une simple reproduction.
 

 Marguerite Yourcenar (1987, Photo ...) Marguerite Yourcenar, bien que légèrement myope, refusait de porter des lunettes. Et le peintre Egon de Vietinghoff se plongeait dans un état méditatif et clignait des yeux, afin que la vision essentielle de l'ensemble ne soit pas déviée par une précision extrême des détails.

Il ne s’agissait pas, pour l'un comme pour l'autre, de raconter des événements, mais de laisser leur public participer à leur vision intérieure. En déguisant et modifiant certains faits, l'auteur projette paradoxalement la vérité sur un nouveau plan. La focalisation floue de la réalité permet de mettre l'accent sur l'essentiel. Une précision formaliste imposée, le carcan de l'exactitude domineraient le principal, la part intime enfouirait.
 

Conrad de Vietinghoff et Marguerite Yourcenar

 Portrait de Conrad de Vietinghoff par Flora Steiger-Crawford Conrad, baron de Vietinghoff, ignore qu'il est incarné dans le héros du premier roman de Marguerite Yourcenar Alexis ou le traité du vain combat (écrit en 1927/28, paru en 1929), conçu de façon très libre. Sans le savoir, encore, il inspire Marguerite Yourcenar comme point de départ du thème romanesque développé dans Le Coup de grâce (écrit en 1938, paru en 1939). Selon ce que nous savons, le père de Marguerite a, en 1925/26, parlé à sa fille du ménage de Conrad et de Jeanne, ainsi que de son propre amour pour celle-ci, décédée le 15 juin 1926.

Marguerite Yourcenar était passée maîtresse dans l'art de brouiller ses pistes, dans les tours de passe-passe, les jeux de cache-cache. Même les biographes se laissent parfois tromper et prennent pour du bon argent les traits de caractère qu'elle prête aux Vietinghoff. Ainsi, et particulièrement au sujet de Conrad, on se heurte fréquemment à des erreurs, aussi bien en ce qui concerne son métier et les données biographiques que ses goûts et son comportement.

Marguerite Yourcenar n'a en réalité rencontré Jeanne qu'à peu de reprises et, jusqu'en 1927, Conrad encore plus rarement. Toutefois, elle en a appris par son père (Michel de Crayencour) davantage que sur Conrad, mais combien? Aussi a-t-elle de Jeanne de Vietinghoff d'une part une image beaucoup plus plastique et réaliste que de Conrad, et d'autre part, étant précisément donné le caractère seulement esquissés de celui-ci, lui apparaît-il comme une projection d'elle-même particulièrement réussie. Elle la complète par la vision qu'elle s'en fait ou selon les besoins du personnage dans ses œuvres littéraires. Elle comble certaines de ses lacunes par un ensemble de reconstructions psychologiquement plausibles, de dramaturgie, de réflexions personnelles et de poésie. Non qu'elle anime des histoires du passé et les rende transparentes pour le lecteur – presqu’à l’inverse – elle utilise souvent le flou de ce passé pour y caser ses observations et ses sentiments actuels. 
 

Marguerite Yourcenar, Alexis (1927) Afin d'obtenir la distance voulue avec la réalité, Marguerite Yourcenar ne se contente pas de changer les noms, mais procède à des interversions ou à des transpositions: Conrad devient Alexis ou Egon, Alexis se transforme en Axel, et ainsi de suite. De cette façon, en maintenant les prénoms authentiques, elle conserve un certain lien intime avec la réalité. On retrouve dans son propre pseudonyme ce goût de jouer avec les noms, les lieux et les faits: en déplaçant les lettres de son nom de famille qui, avec Marguerite (plus quatre autres prénoms) Cleenewerck de Crayencour, de toute façon est un peux long, elle a passé de Crayencour à son anagramme Yourcenar, – dont elle a supprimé le second "c", – elle n'est pas pédante à ce point ! Bien qu'elle sache s'imprégner de l'histoire et de la personnalité des individus, et qu'elle dispose de très vastes connaissances en histoire, en politique etc., elle laisse porte ouverte à la fantaisie, aux associations, à la création.

Conrad, le silencieux, exerça une autre forme de fascination sur Marguerite Yourcenar que son idole féminine, Jeanne, l'écrivaine, belle et de personnalité exceptionnelle: Marguerite partageait avec lui le «secret» de l'érotisme homosexuel. Après le scandale (1895) causé par Oscar Wilde (1854-1900) et les effets catastrophiques qui en découlèrent pour lui, dont Conrad (1870-1957), âgé alors de 24 ans, eut certainement des échos, il y eut l'affirmation publique d’André Gide (1869-1951), écrivain pratiquement du même âge, internationalement reconnu, qu'il partageait lui aussi cette option sexuelle et l'a défendait dans la société. A l'époque, tous ceux qui étaient atteints par ce destin le vivaient le plus discrètement possible, ou dans une émigration intérieure, ou encore investissaient leur énergie vitale dans l'art, sous quelle forme que ce soit. Thomas Mann (1875-1955), également contemporain de Conrad, en est un des exemples les plus éminents. Il ne faut donc pas s'étonner de ce que les membres de cette (grande) minorité dépendaient surtout de modèles célèbres et de secrètes sympathies des amis, comme c'est encore en partie le cas de nos jours – selon le milieu social et la législation locale.
 

Zurich (1890), Baugeschichtliches Archiv der Stadt Zürich Marguerite Yourcenar n'a appris que tardivement la mort de Jeanne. N'était-ce pas naturel, dans cette situation – même sans l'arrière-pensée de son propre roman – de questionner le veuf sur ses dernières années et de se faire ainsi sa propre idée de l'homme que Jeanne n'a pas quitté, en dépit de sa préférence pour les hommes?

Le séjour de Yourcenar à l'hôtel Savoy à Zürich est attesté du 29 au 31 août 1927 et le dernier de ces trois jours correspond également au commencement spontané d'Alexis, son premier court roman. Il est tout à fait plausible que cet événement se soit produit grâce à l'impression provoquée par sa visite chez Conrad (cf. Michèle Goslar, p. 87 ff).
 

Marguerite Yourcenar, Buste, Bailleul (Nord), France, Foto wiki user Jacques59370, CC BY-SA 3.0 L'information confidentielle reçue de Conrad, considérée par la biographe Michèle Goslar d'abord comme une hypothèse, puis plus tard transformée - et reprises par d'autres biographes à sa suite - en fait quasi véridique, pourrait expliquer l'impulsion de Marguerite Yourcenar de commencer son roman aussitôt après cette rencontre plausible. Cependant, parler de révélations, d'épanchements, voire de confidences de Conrad vis-à-vis de la jeune Marguerite, ainsi que le suggère Yourcenar, est une spéculation, il est vrai, séduisante mais plutôt extravagante.

Connaissant l'homme, l'époque où a lieu cet épisode, la personnalité distinguée et réservée de Conrad, il est peu probable qu'il ait confié des choses intimes de son mariage et encore moins de sa vie amoureuse à une toute jeune femme, qui plus est, d'extraction noble, elle aussi.

Compte tenu de ce thème tabou et de son éducation aristocratique, cela est à peine imaginable. Cependant, nous ne pouvons savoir s'il s'est laissé aller à une discrète allusion lorsque l'auteur peu conventionnelle d'Alexis lui a posé une question directe sur la relation entre son père et Jeanne. Un semblable déroulement de la discussion aurait peut-être pu avoir lieu lors de cette rencontre d'exception, même si cela est peu vraisemblable, au vu des raisons psychologiques et de l'étiquette de l'époque.
 

Dédicace de Marguerite Y. à Egon de V. dans son livre _Alexis_ Dédicace dans son oeuvre Alexis:

à Egon de Vietinghoff
un petit livre qu'il connait
sans doute déjà, mais qui m'a
accompagné toute ma vie
affectueusement
Marguerite Y.
 
     
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Conrad de Vietinghoff, le père