Jeanne de Vietinghoff, la mère
![]() Le second méfait fut un mensonge. Je ne crois pas avoir jamais été mythomane, c'est pourtant une fabulation qui sortit de mes lèvres. Je racontai un soir à la bonne et à la cuisinière aux yeux écarquillés que Michel venait d'offrir à Madame de San Juan un grand bouquet de roses tout en or. Il s'agissait bien entendu d'une gerbe de roses soufre. Mes auditrices, un peu scandalisées, ne s'étonnèrent pourtant pas: on savait que Monsieur avait le cadeau facile. L'histoire, comme il fallait s'y attendre, revint à Michel qui me dit de son ton affectueux: — Voilà un mensonge que Jeanne de Reval n’aurait jamais fait. Tu savais que c'était un bouquet de fleurs fraiches. Pourquoi avoir prétendu qu'elles étaient en or ? — Pour faire plus beau, dis-je en baissant un peu la tête. — Jeanne savait que la vérité seule est belle, dit-il. Tâche de t'en souvenir. J'aurais pu lui répondre que, d'après lui, d'après les photographies et les vagues mémoires qui me restaient, Jeanne était belle, et n'avait pas besoin de s'occuer d'un ruban mal mis. Mais ces exemples, qui auraient pu me faire haïr cette femme trop parfaite, m'exaltèrent. (p.252, 253) Qu'en est-il donc du penchant à l’affabulation, ce "Fiction et vérité" si présent dans la vie et l'œuvre de Yourcenar ? |
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Citations d'intérêt
(p.81) ... Mais peut-être y avait-il dans ce choix d'une institution catholique en Belgique (Paris effrayait les mères) le désir de sortir Jeanne des routines hollandaises et protestantes. Jeanne eut mal à se faire aux dévotions quelque peu sirupeuses, aux autels ornés de fleurs et de papiers de dentelle, et surtout à l'inane ambition mondaine, déjà si sensible chez ces petites filles... (p.82) La ferveur nue de la jeune luthérienne étonne Fernande. Par bonheur, ou par l'effet d'une instruction religieuse plus sage qu'à l'ordinaire, Jeanne n'opposait pas la Bible à ces poétiques apparences, et ne semblait pas croire que toutes les vérités fussent contenues dans un livre appelé par excellence Le Livre. |
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![]() (p.130,131) Quand Jeanne a dit la joie qu'elle ressent à s'occuper momentanément de la fille de Fernande, il (Michel de Crayencourt) lui a rappelé qu'il se peut qu'elle ait un jour une fillette à elle; la jeune femme secoue la tête; il leur suffit deux enfants. Cette franchise sur un sujet que les femmes à l'époque n'abordaient qu'entre elles, et avec des précautions infinies, lui paraît admirable. Admirable aussi qu'il ne l'ait jamais entendue dire mal de personne, ni d'ailleurs du bien par simple convenance mondaine. Il n'a jamais surpris dans sa voix une nuance d'irritation ou de moquerie, ni même d'empressement excessif; elle parle aux enfants sans prendre des intonations enfantines. ... Il n'y a pas non plus de refus dans ses silences (de Jeanne). ... Michel, qui a gardé certains résidus de bons principes sur la moralité conjugale, imagine mal qu'une femme si sévère pour tout ce qui lui paraît bas consente à servir d'écran à des agissements que la bonne société de son temps, et même la société tout court, ne savent trop comment nommer. Quand par hasard elle lui parle d'Egon (de Reval = Conrad, son mari) c'est pour évoquer les souvenir d'enfance du jeune homme ... Ebenso im Nachwort zu Ana sorror... (S.113) An anderer Stelle habe ich gesagt, dass die Umstände mir nur einen Halbbruder gewährt haben, der neunzehn Jahre älter war..., womit der Sohn aus der früheren Ehe ihre Vaters gemeint ist. (Übersetzung von Anna Ballarin) |
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![]() (p.170) Mais Egon (de Reval, son mari) est à la fois pour elle (Jeanne) un amant, un fils, en dépit le l'égalité des âges, un frère, et un dieu. Elle accepte même qu'il soit parfois un dieu tombé. (p.196) Elle se sent idolâtrée plutôt qu'aimée. |
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![]() (S.221) Ich wäre wohl ganz anders als ich bin, wenn Jeanne mich nicht aus der Ferne geformt hätte. (S.222) Jeanne war da.... Sie hatte sich nicht verändert. Ihr Gesicht unter dem großen Hut, den weder Straußenfedern noch tote Vögel überfrachteten, war geblieben, wie ich es in Erinnerung hatte. Entgegen den damals allein gültigen Anstandsregeln für eine Dame von feiner Lebensart das heißt Knie nebeneinander und fast geschlossen, Handschuhe nur halb abgezogen hatte sie ihre Handschuhe auf den Tisch gelegt und die Beine übereinander geschlagen, was ihr eine überraschend ruhige Ungezwungenheit der Bewegungen zu verleihen schien. Ihr silbergrauer, schräg geschnittener Seidenrock spannte sich von der Hüfte bis zu den Waden und ließ einige Zentimeter dünner Strümpfe sehen sowie Halbschuhe, statt der damals von den meisten Damen getragenen Knöpfstifeletten. Sie streckte mir die Arme entgegen. Ich stürzte mich mit Freuden hinein. Ihr Kuss, der zugleich aus der Seele, aus dem Herzen und aus dem ganzen Körper kam, stellte sofort die einstige spontane Vertrautheit wieder her, obgleich die vergangenen vier Jahre der Abwesenheit fast die Hälfte meines damaligen Lebens darstellten. Selon la chronologie de la narration, cette rencontre aurait dû avoir lieu au plus tard en 1913. A ce moment-là, Marguerite était effectivement âgée de 10 ans et 4 ans pouvaient bien représenter presque la moitié de ma vie. Mais une si longue absence ne correspond pas avec les visites, mentionnées plus haut, à la rue Cernuschi, qu’elle situe entre 1909 et environ 1912. Cette durée est en contradiction avec 4 ans d’absence; par ailleurs celle-ci est impossible à cause du déménagement des Vietinghoff à Wiesbaden en 1907. |
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Egon de Vietinghoff et Marguerite Yourcenar ![]() Le lieu où les enfants avaient joué est certainement Scheveningen (Pays-Bas) et non pas Ostende (Belgique). Haut comme trois pommes, Egon est déjà un admirateur inconditionnel de la Femme et il se souviendra plus tard de ces premiers élans amoureux. Jeanne de Vietinghoff a immortalisé par une photographie le premier baisemain du petit Egon à la petite Marguerite... |
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![]() Malgré la joie des retrouvailles et une vraie résonnance sur de multiples plans essentiels, elle fut quelque peu déçue de s'apercevoir qu'Egon ne pouvait pas vraiment l'aider à démêler les fils du passé. Elle était, à l'époque, en train de travailler à son volume Quoi? L'Eternité et cherchait les pièces manquantes du puzzle; mais tant de temps avait passé! En plus, Egon, plutôt naïf, était passé maître dans le refoulement des thèmes incommodants. Même s'il connaissait presque toute son œuvre, il réalisa seulement alors quel cheminement érotique était le sien. Incroyable mais vrai! Lui-même en parlait très peu, mais il semble avoir passablement souffert de l'homo-érotisme de son père. |
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![]() Cher Egon, – comment appeler d'un autre nom le petit garçon qui se promenait avec moi sur le sable de Scheveningue? Votre lettre m'a ravie, et m'a semblé venir d'un profond passé. – Si j'ai été un peu votre premier amour, vous avez été un peu le mien. Je me rappelle parfaitement nos jeux sur la plage, comme on se rappelle les souvenirs de la petite enfance, c’est-à-dire par photographies interposées. Celles-là m’avaient été montrées par mon père quand j’avais environ huit ans – je ne les ai pas revues depuis, mais grâce à vous je les retrouve comme je m'en souvenais. Que nous pensions de même sur tant de points est d'un grand intérêt pour moi; il faut croire que pour arriver à ce résultat nos deux vues probablement si différentes ont dû être une partie de temps parallèles. |
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![]() Oui, la vie aurait peut-être été différente si nous ne nous étions pas perdus de vue dès l'enfance. ... Mais je regrette infiniment que nous soyons restés éloignés si longtemps l'un de l’autre. (Marguerite Yourcenar à Egon de Vietinghoff dans une lettre du 24 juillet 1983). |
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![]() Il ne s’agissait pas, pour l'un comme pour l'autre, de raconter des événements, mais de laisser leur public participer à leur vision intérieure. En déguisant et modifiant certains faits, l'auteur projette paradoxalement la vérité sur un nouveau plan. La focalisation floue de la réalité permet de mettre l'accent sur l'essentiel. Une précision formaliste imposée, le carcan de l'exactitude domineraient le principal, la part intime enfouirait. |
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Conrad de Vietinghoff et Marguerite Yourcenar ![]() Marguerite Yourcenar était passée maîtresse dans l'art de brouiller ses pistes, dans les tours de passe-passe, les jeux de cache-cache. Même les biographes se laissent parfois tromper et prennent pour du bon argent les traits de caractère qu'elle prête aux Vietinghoff. Ainsi, et particulièrement au sujet de Conrad, on se heurte fréquemment à des erreurs, aussi bien en ce qui concerne son métier et les données biographiques que ses goûts et son comportement. Marguerite Yourcenar n'a en réalité rencontré Jeanne qu'à peu de reprises et, jusqu'en 1927, Conrad encore plus rarement. Toutefois, elle en a appris par son père (Michel de Crayencour) davantage que sur Conrad, mais combien? Aussi a-t-elle de Jeanne de Vietinghoff d'une part une image beaucoup plus plastique et réaliste que de Conrad, et d'autre part, étant précisément donné le caractère seulement esquissés de celui-ci, lui apparaît-il comme une projection d'elle-même particulièrement réussie. Elle la complète par la vision qu'elle s'en fait ou selon les besoins du personnage dans ses œuvres littéraires. Elle comble certaines de ses lacunes par un ensemble de reconstructions psychologiquement plausibles, de dramaturgie, de réflexions personnelles et de poésie. Non qu'elle anime des histoires du passé et les rende transparentes pour le lecteur – presqu’à l’inverse – elle utilise souvent le flou de ce passé pour y caser ses observations et ses sentiments actuels. |
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![]() Conrad, le silencieux, exerça une autre forme de fascination sur Marguerite Yourcenar que son idole féminine, Jeanne, l'écrivaine, belle et de personnalité exceptionnelle: Marguerite partageait avec lui le «secret» de l'érotisme homosexuel. Après le scandale (1895) causé par Oscar Wilde (1854-1900) et les effets catastrophiques qui en découlèrent pour lui, dont Conrad (1870-1957), âgé alors de 24 ans, eut certainement des échos, il y eut l'affirmation publique d’André Gide (1869-1951), écrivain pratiquement du même âge, internationalement reconnu, qu'il partageait lui aussi cette option sexuelle et l'a défendait dans la société. A l'époque, tous ceux qui étaient atteints par ce destin le vivaient le plus discrètement possible, ou dans une émigration intérieure, ou encore investissaient leur énergie vitale dans l'art, sous quelle forme que ce soit. Thomas Mann (1875-1955), également contemporain de Conrad, en est un des exemples les plus éminents. Il ne faut donc pas s'étonner de ce que les membres de cette (grande) minorité dépendaient surtout de modèles célèbres et de secrètes sympathies des amis, comme c'est encore en partie le cas de nos jours – selon le milieu social et la législation locale. |
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![]() Le séjour de Yourcenar à l'hôtel Savoy à Zürich est attesté du 29 au 31 août 1927 et le dernier de ces trois jours correspond également au commencement spontané d'Alexis, son premier court roman. Il est tout à fait plausible que cet événement se soit produit grâce à l'impression provoquée par sa visite chez Conrad (cf. Michèle Goslar, p. 87 ff). |
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![]() Connaissant l'homme, l'époque où a lieu cet épisode, la personnalité distinguée et réservée de Conrad, il est peu probable qu'il ait confié des choses intimes de son mariage et encore moins de sa vie amoureuse à une toute jeune femme, qui plus est, d'extraction noble, elle aussi. Compte tenu de ce thème tabou et de son éducation aristocratique, cela est à peine imaginable. Cependant, nous ne pouvons savoir s'il s'est laissé aller à une discrète allusion lorsque l'auteur peu conventionnelle d'Alexis lui a posé une question directe sur la relation entre son père et Jeanne. Un semblable déroulement de la discussion aurait peut-être pu avoir lieu lors de cette rencontre d'exception, même si cela est peu vraisemblable, au vu des raisons psychologiques et de l'étiquette de l'époque. |
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![]() à Egon de Vietinghoff un petit livre qu'il connait sans doute déjà, mais qui m'a accompagné toute ma vie affectueusement Marguerite Y. |
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