Anecdotes
Conrad de Vietinghoff, le père

 

Jeanne de Vietinghoff, la mère

début  |  précédent  |   page 3 de 6   |  suivant  |  fin
 

Mémoires d'Hadrien

Portrait en marbre d'Hadrien (120-130), Glyptothèque Munich Citations: Gallimard (édition folio 921) 1974
ou Œuvres romanesques, Pléiade, 1982

Ce roman, qui répond pleinement aux exigences du genre littéraire en question, a été écrit dans les années 1927-27, 1934-37 et 1948-50. Il a été publié en 1951. Il fait état d'une recherche historique approfondie, d'une empathie exceptionnelle et impressionne, de plus, par des propos d'une sagesse hors du commun. Le choix de l'auteure d'écrire cette autobiographie fictive à la première personne témoigne de l'identification avec son protagoniste bisexuel. L'empereur romain Trajan (53-117 ap. J.-C.) avait choisi par adoption Hadrien (76-138 ap. J.-C.) pour lui succéder au throne. Il semblerait que l'impératrice ait joué un rôle important dans le choix d'Hadrien. L'écrivaine elle-même mentionne plus tard qu'elle avait doté l'impératrice Plotine (épouse de Trajan, décédée en 123 ap. J.-C.) des traits de caractère de Jeanne de Vietinghoff. Jouant un rôle pondéré, ce personnage apparaît dans le roman une vingtaine de fois, prenant toujours le parti d'Hadrien, ce qui étaye le soutien moral de Jeanne pour Marguerite. Il s'agit d'une compréhension mutuelle assez calme, sans trop de mots ni d'actions démonstratives. Et l'on se souvient alors du soutien spirituel de Jeanne prodigué à distance.

Elle m’avait soutenu, sans paraître s'apercevoir qu’elle le faisait, dans mes moments difficiles. Notre entente se passa d'aveux, d'explications, ou de réticences: les faits eux-mêmes suffisaient. (p.95/6 ou p.349/350)
 

Hadrien cuirassé (vers 127-128), Musée du Louvre, Paris Dès leur première apparition, dans le contexte de la littérature et de l'écriture, est caractéristique pour la relation entre Hadrien et Plotine, respectivement Marguerite et Jeanne, toutes deux écrivaines.

L'impératrice, dont les goûts littéraires se rapprochaient des miens, le (Trajan) persuada de me laisser fabriquer ses discours. Ce fut le premier des bons offices de Plotine. (p.69 ou p.330) J’en (Grèce) rapportai quelques coupes gravées, et des livres que je partageai avec Plotine. (p.87 ou p.343)

Ce qui correspond aux parallèles entre l'impératrice Plotine et Jeanne de Vietinghoff, ce sont et la beauté du visage et leurs origines respectives, alors que dans d'autres points, Yourcenar s'éloigne: a) l'âge à peu près semblable d'Hadrien et de Plotine ne peut pas correspondre à celui de Marguerite et de son idol Jeanne (mère de rêve ), et b) Jeanne n'avait, comme Plotine, pas survécu son mari.
 

Portrait en marbre, probablement de Plotina, Musée archéologique d'Athènes Les descriptions suivantes conviennent également bien à la mère du peintre Egon de Vietinghoff:

Je lui (Plotine) avais vu vivre avec calme une existence presque aussi contrainte que la mienne, et plus dépourvue d'avenir. … Je pris l'habitude de cette figure en vêtements blancs, aussi simples que peuvent l'être ceux d'une femme, de ses silences, de ses paroles mesurées qui n'étaient jamais que des réponses, et les plus nettes possibles. … Nous étions d’accord presque sur tout. Nous avions tous deux la passion d'orner, puis de dépouiller notre âme, d'éprouver notre esprit à toutes les pierres de touche. … Le mystère des dieux, qui me hantait, ne l'inquiétait pas; elle n’avait pas non plus mon goût passionné des corps. Elle était chaste par dégoût du facile, généreuse par décision plutôt que par nature, sagement méfiante, mais prête à tout accepter d'un ami, même ses inévitable erreurs.

L'amitié était un choix où elle s’engageait tout entière; elle s'y livrait absolument, et comme je ne l'ai fait qu’à l'amour. Elle m'a connu mieux que personne… L'intimité des corps, qui n'exista jamais entre nous, a été compensée par ce contact de deux esprits étroitement mêlés l'un à l'autre. … Il ne lui arrivait jamais, comme à moi, d'hésiter trop longtemps ou de se décider trop vite. … Elle ne commit jamais devant moi l'erreur grossière de se plaindre de l'empereur
(cf.Conrad de Vietinghoff), ni l'erreur plus subtile de l'excuser ou de le louer. … Rien ne semblait lasser cette femme imperturbable et fragile. (p.95/96 ou p.349/350)
 

Plotina, Sesterce (vers 115), Classical Numismatic Group, Inc. http://www.cngcoins.com, licence GNU Lors des obsèques de Trajan, Yourcenar met les paroles suivantes dans la bouche d’Hadrien, sacré empereur sur-le-champ :

Calme, distante, un peu creusée par la fièvre, elle demeurait comme toujours clairement impénétrable. (p.105 ou p.358)

Le parrainage à distance de la jeune Marguerite par Jeanne, la force intérieure et la droiture de cette dernière, qui lui seront d'un si grand soutien dans la réalisation de ses ambitions littéraires, tout cela ne se révèlerait-il pas à travers la phrase suivante:

Quoi qu'il fût arrivé, j’avais toujours été décidé à défendre jusqu'au bout mes chances impériales, mais l'acte d’adoption simplifiait tout. Ma propre vie ne me préoccupait plus: je pouvais de nouveau penser au reste des hommes. (p.105/106 ou 358)

Les passages suivants montrent à quel point Marguerite vénérait Jeanne :

Je fréquentai la petite maison où l’impératrice veuve s’adonnait aux délices sérieuses de la méditation et des livres. Je retrouvai le beau silence de Plotine. Elle s'effaçait avec douceur; ce jardin, ces pièces claires devenaient chaque jour davantage l’enclos d'une Muse, le temple d'une impératrice déjà divine. Son amitié pourtant restait exigeante, mais elle n'avait somme toute que des exigences sages. (p.121 ou p.368)

Plotinopolis est due au besoin d'établir en Thrace de nouveaux comptoirs agricoles, mais aussi au tendre désir d'honorer Plotine. (p.143/144 ou p.386).
 

Plotina (110-120), Palazzo Massimo alle Terme, Rome, Foto wiki user Carole Raddato (CC BY-SA 2.0) Révélateur aussi, les passages suivants:

Plotine n'était plus. Durant un précédent séjour en ville, j'avais revu pour la dernière fois cette femme au sourire un peu las, que la nomenclature officielle me donnait pour mère, et qui était bien davantage: mon unique amie … J'assistai moi-même aux cérémonies de l'apothéose; contrairement à l'usage impérial, j'avais pris le deuil pour une période de neuf jours. Mais la mort changeait peu de chose à cette intimité qui depuis des années se passait de présence; l'impératrice restait ce qu'elle avait toujours été pour moi: un esprit, une pensée à laquelle s'était mariée la mienne. (p.182 ou p.414)

Je pense souvent à la belle inscription que Plotine avait fait placer sur le seuil de la bibliothèque établie par ses soins en plein Forum de Trajan: "Hôpital de l'Ame". (p.246 ou p.462)

Je ne diffère des morts que par la faculté de suffoquer quelques moments de plus; leur existence en un sens me paraît plus assurée que la mienne. Antinoüs et Plotine sont au moins aussi réels que moi. (p.310 ou p.510).
 

L’Œuvre au noir

Selon une remarque de Marguerite Yourcenar, la dame de Frösö, une guérisseuse et ‘herboriste’ scandinave, dont il est rarement question dans ce roman, paru en 1968, dévoile des qualités physiques et affectives de Jeanne de Vietinghoff.

Ces traces sont toutefois maigres et insuffisantes pour en tirer des déductions importantes relatives à Jeanne. Il en reste sa haute taille, son teint clair, ses mains habiles à bander les plaies et à essuyer les sueurs des fièvres, l'aisance avec laquelle elle marchait sur le sol mou de la forêt…entièrement bénéfique....

D'autres parallèles encore entre le personnage romanesque et Jeanne: elle avait été entièrement bénéfique, était … un des visages de la bénignité et avait été d’une dignité de reine dans ces prévenances de servante.

(L’Œuvre romanesque, Gallimard 1982, p. 696-698 et 779).
 

Souvenirs pieux

Jeanne de Vietinghoff "Une dame hollandaise, la baronne G., avait, bien que protestante, confié aux Dames du Sacré-Cœur sa fille Monique, pour donner le dernier poli à son éducation et à son français. A la vérité, le français de Mademoiselle G., exquis comme celui qu’on se transmettait parfois dans de vieilles familles étrangères, n’avait qu’à perdre à fréquenter certains accents belges. Quoi qu’il en soit, l’arrivée de Monique G. (ce prénom et cette initiale sont fictifs) produisit de nombreux remous dans le petit monde du couvent. La jeune baronne … était fort belle, de cette beauté presque créole qu’on rencontre parfois en Hollande, et qui coupe le souffle. Fernande aima tout de suite ces yeux sombres dans un visage doré … Le moral était aussi pour quelque chose dans cet émerveillement. Comparée à ces demoiselles qui aspiraient à produire un effet de vivacité sèche, à la parisienne, Monique dégageait uns atmosphère de douceur grave. Fernande, pour qui la religion était surtout faite d’une série de cierges allumés, d’autels fleuris, d’images pieuses et de scapulaires, s’étonna sûrement de la ferveur contenue qui emplissait son amie : la jeune luthérienne aimait Dieu, à qui Fernande à cet âge n’avait guère pensé. … (elle) subissait le charme d’une nature ardente unie à un comportement calme." (Souvenirs pieux, Gallimard, 1974, p. 238)

"Une surprise attendait Michel [le père]. Fernande le présenta au dernier moment à sa demoiselle d’honneur, Monique, la belle Hollandaise, venue la veille de La Haye … Monique éblouit et charma Michel. Si la baronne … avait invité … ce visage doré aux grands yeux… Mais il était trop tard, et … Mademoiselle G. était fiancée." (p. 281/82)

Commentaire:

Monique est également le nom de la femme d’Alexis. En effet, elle était exceptionnellement jolie. Il est vrai qu’elle était luthérienne mais elle n’était pas hollandaise et pas non plus baronne. La description s’inspire de la nécrologie envoyée par Hélène Naville à Marguerite Yourcenar. Celle-ci y a mêlé son propre souvenir et la narration de son père. Il est également vrai que Jeanne était fiancée, à savoir avec Conrad de Vietinghoff. Selon le récit figurant dans "Souvenirs pieux", Jeanne Bricou, future de Vietinghoff, était la fille de baronne G. et avait 12 ans lorsqu’elle est entrée au couvent. Par contre, M. Yourcenar écrit dans "Quoi ? L’Eternité": "A seize an, sa mère, Madame Van T., l’avait confiée pour un an au Sacré-Cœur … " (p.81)
 

Quoi ? L’Eternité

Marguerite Yourcenar (1929, Photo ...) Ses deux parents, Conrad et Jeanne, ainsi qu'Egon lui-même et son frère apparaissent dans cette œuvre, avec des prénoms changés à l'exception de celui de Jeanne. Mais il faut se garder à tout prix de considérer le livre comme une véritable autobiographie; c'est une œuvre littéraire, qui contient tout juste autant de réalité que l'auteur en a besoin pour bâtir son décor, afin de pouvoir esquisser des réponses aux questions qui l'accompagnent elle-même. Yourcenar ne nous offre pas là une œuvre documentaire, mais un roman teinté de biographie, qui se déploie dans son cadre nécessaire. En ce qui concerne les Vietinghoff, l'auteure a suivi sa propre imagination bien plus que ne pourrait le croire un simple lecteur ou même ses biographes.

Tout en plus peut-on rappeler que tout amour vécu, ..., se fait et se défait, à l'intérieur d'une situation donnée, à l'aide d'un mélange de sentiments et de circonstances, qui dans un roman formeraient la trame même du récit... Dans "Feux", ces sentiments et ces circonstances s'expriment tantôt directement, mais assez cryptiquement, par des "pensées" détachées, qui furent d'abord pour la plupart des notations de journal intime, tantôt au contraire indirectement, par des narrations empruntées à la légende ou à l'histoire et destinées à servir au poète de supports à travers le temps. (M.Y. dans le Préface du Feux, Œuvres romanesques p.1043)

M.Y. avouait encore (p.80,81)
J'essaie d'évoquer la vie de Jeanne … en raccordant entre eux les quelques souvenirs qu'on m'a transmis de ces années-là. Ma principale source est Michel lui-même, qui jusqu'à la fin ne cessa jamais de parler d'elle, mais il ignora sans doute bien des petits faits qui la concernaient et qu'avait connus Fernande. … Quelques faits enfin proviennent directement de Madame de Reval, à l'unique moment où j'ai pu l'aborder en qualité d'adulte, à supposer qu'on soit adulte vingt ans. Il m'arrivera sans doute … de remplir un blanc, ou de souligner un trait à l'aide de précisions empruntées à d'autres personnes, ayant avec Jeanne une ressemblance au moins de profil, ou der de profil perdu, ou placées dans des circonstances à peu près analogues, qui authentifient celles où elle a vécu. Encore le procédé n'est-il acceptable qu'à condition de choisir dans la cohue des êtres ceux qui ont appartenu au même groupe sanguin, ou à la même race d'âme. … Il faut boucher les trous de la tapisserie, ou rejointoyer les fragments de verre brisé.
 

Commentaires sur la liberté poétique
Comparaison entre "Egon de Reval", le personnage romanesque, et Conrad de Vietinghoff, la personne réelle.
 

Extrait de mariage de Conrad avec Jeanne, La Haye (1902) 1. Dans sa lettre à Michel de Crayencour, Jeanne de Vietinghoff, nommée ici "Jeanne de Reval", lui communique qu'elle a appris la mort de sa femme, Fernande, seulement deux ans plus tard; pourtant Fernande était aussi son amie. Tout ceci est cependant une invention de Marguerite Yourcenar: tout d'abord, il est invraisemblable qu'elle ait appris si tard le destin de sa meilleure amie; et il est tout à fait exclu que Jeanne elle-même ait rapporté des événements faux. Il est vrai qu'elle a rencontré Conrad à Dresde, mais leur mariage a eu lieu à La Haye. Par ailleurs, ils n'ont jamais passé deux ans en Courlande ensemble, ni en une autre province baltique ou à Saint-Pétersbourg (p.78).

Ceux qui s'appuient sur la lettre de Jeanne ("de Reval") adressée à Michel de Crayencour devraient savoir que Jeanne parle des deux fils qu'elle a eus avec son époux. Cette lettre doit être une invention de Yourcenar, vu qu'elle contient plusieurs erreurs. Il s'agit donc de son propre avis lorsqu'elle insiste sur le fait que Egon et Alexis sont de vrais frères (dans Quoi? L'Eternité, sous les noms de "Clément" et "Axel").

Ainsi, "l’hypothèse" réitérée à plusieurs reprises par Michèle Goslar, selon laquelle Alexis serait le fruit d'une liaison extra-conjugale entre Jeanne et Michel, le père de Marguerite Yourcenar, se voit privée de tout fondement. D'ailleurs, M.Y. semble ne jamais y avoir songé elle-même, puisqu'elle écrit (p.130) … mais les deux fils d'Egon ("de Reval" = Conrad) lui ressemblent et (p.157) Ce soir-là, …. il (Michel de C.) se dit que ce doux feu qui semble continuellement couver en elle n'est autre que la perpétuelle présence de l'amour. Amour pour Egon, lui (Michel), qui si souvent s'est posé et reposé la question, n'en doute plus. Amour pour ses (Jeanne) deux fils … Amour pour Marguerite … Amour des pauvres …
 

C'était un trait de caractère typique de la personnalité d'Egon de V. que de s'enflammer d'une manière passionnée pour des femmes, et même de tout de suite vouloir les épouser (pour autant qu'il ne le soit pas déjà). Cependant, M.Y. a raison: indépendamment de l'homosexualité de Yourcenar, leurs fortes personnalités auraient rapidement rendu impossible une vie commune. Ils se comprenaient sur le plan artistique, leurs visions du monde résonnaient ensemble, et tous les deux étaient de grands voyageurs. Jeanne de Vietinghoff, la mère d'Egon, était une idole pour l'un comme pour l'autre, ils avaient tous les deux une ascendance aristocratique et se sentaient à l'aise, tous les deux, dans un français châtié. Mais le quotidien de la vie conjugale aurait sans aucun doute mené à l'échec.

M.Y. a écrit ces lignes peu après la rencontre avec Egon et pourtant certaines "imprécisions" sont frappantes: il est difficile de les expliquer par des fautes de mémoire, il s'agit visiblement de modifications volontaires. Mais pourquoi? Désir d'affabulation, pour rendre l'effet plus dramatique qu'il ne létait déjà? Le premier mariage d'Egon a duré 10 ans (avec quelques séparations), le second a été plus court et le troisième très court, en effet. Il a été marié quatre et non cinq fois, et son dernier mariage a duré 40 ans, c'est-à-dire jusqu'à sa mort.
 

Jeanne, Egon, Alexis chez les Stratenus à Nieuw Rande, Hollande 2. Nous ne savons pas si la mère de Jeanne, Emma Bricou, possédait une grande maison dans la forêt de Scheveningen, ou s'il fallait prendre le carrosse pour parcourir la courte distance entre sa maison, à la Javastraat, et le bord de mer. Cela semble toutefois peu probable, puisqu'il n’en existe pas de photos dans les archives de la famille Vietinghoff.

Cependant, le baron et la baronne Stratenus, eux, possédaient une grande maison avec parc et chevaux, à Nieuw Rande près de Deventer (actuellement l'hôtel Gaya). Il existe des photos de Jeanne et de ses enfants prises à cet endroit. (p XX)
 

3. Le père de Jeanne était Belge, la mère était née Hollandaise et avait acquis la nationalité belge par mariage. Ainsi Jeanne elle-même était Belge dès sa naissance. Elle est née et a grandi à Bruxelles. Malgré cela, M.Y. en parle à plusieurs reprises comme de " l’Hollandaise", ce qui a été repris, de manière erronée, par certains biographes.(p. 82)

4. La mère de Yourcenar, Fernande, n'était pas un peu plus jeune que Jeanne, mais plus âgée qu'elle de près de 4 ans. Yourcenar connaissait les dates de naissance de Jeanne par la nécrologie de Hélène Naville. Les aurait-elle oubliées dans son grand âge, sans prendre la peine de les vérifier, ou les a-t-elle changées volontairement – mais alors pourquoi ? (p. 82)

5.Qu’à la puberté il y ait eu une phase de découverte érotique entre Jeanne et Fernande serait rien moins que naturel. Ce qui va au-delà, est commenté ainsi par M. Y. : "Entre elles, une grande liberté régnait. Des lèvres édentées d’anciennes gouvernantes ont longtemps susurré qu’une amitié particulière existait entre les deux élèves. Ce fut en tout cas une amitié caressante et chaude. C’est l’un des miracles de la jeunesse que de redécouvrir sans modèles, sans confidences chuchotées, sans lectures interdites, du fait d’une profonde connaissance charnelle qui est en nous tous tant qu’on ne nous a pas appris à la craindre ou à la nier, tous les secrets que l’érotisme croit posséder et dont il ne possède le plus souvent qu’une contrefaçon." Cette conjecture peut être née de ses propres penchants lesbiens, voire de sa tendance "voyeuriste", ou encore de ses propres désirs de vécu physique avec la belle Jeanne. Si bien que l’auteure laisse le lecteur devant le choix de sa propre imagination: "Mais les bavardages des vieilles Fräulein sont trop peu comme preuve d’une pareille illumination des sens: nous ne saurons jamais si Jeanne et Fernande la connurent ou même l’entrevirent ensemble". (p. 82/83)

Si l’on se réfère à la prétendue lettre adressée par Jeanne à Michel (Quoi? L‘Eternité p....), il ne faut pas oublier que Jeanne s'adresse là à son mari en lui parlant de leurs deux fils. La lettre contient des erreurs au sujet des lieux de leur mariage et de deux de leurs résidences, des erreurs que Jeanne n’aurait certainement jamais faites. Cette lettre doit être une invention de Yourcenar et exprimer sa propre conviction, à savoir que les fils de Jeanne, Egon et Alexis, sont des vrais frères.

Ainsi, l’"hypothèse" sur laquelle insiste à plusieurs reprises la biographe Michèle Goslar, sur le fait qu'Alexis serait le fruit d'une liaison extraconjugale de Jeanne avec Michel, se voit privée de tout fondement.

D'ailleurs, M.Y. ne semble jamais avoir nourri une idée si aberrante, puisqu'elle écrit: « xxxx »
A un Michel qui essaie de l'attirer vers des pays lointains, Jeanne aurait répondu: « xxxx »
Si M.Y. avait eu le même soupçon que M. Goslar, elle n'aurait jamais formulé ces phrases ainsi.

En outre, cette lettre commence par l’affirmation très improbable que Jeanne aurait appris la mort de Fernande des années seulement après cet événement. Cela semble improbable, car au milieu des documents laissés dans la succession, on trouve aujourd'hui encore l'annonce du décès datée du 19.6.1903, accompagnée d'une carte de prières catholiques.
 

 Sten de Lewenhaupt 6. Le fiancé de Jeanne, le comte Sten de Lewenhaupt, était Suédois. Dans le roman, il apparaît comme Johann-Karl A., comte hollandais possédant un château à Arnheim. Les éléments précis sur lesquels se base Yourcenar sont d’un côté sa noblesse et de l’autre l’assombrissement de son état d’esprit, tant qu’il dût se faire hospitaliser dans un sanatorium, ce qui entraîna la rupture des fiançailles. Elle aura peut-être eu connaissance de ces événements par les récits de son père, mais les savait certainement par la nécrologie de Jeanne écrite par Hélène Naville. Ils ont aussi pu lui être confirmés par le peintre Egon dans les années 1983-1986. Les 95% restants de l’histoire, avec les différentes enjolivures et les digressions psychologiques et historiques à la Yourcenar, notamment les rencontres sexuelles secrètes entre les deux, sont encore une fois de la pure invention romanesque.

En fait, c'est le contraire qui était vrai: la longue période de fiançailles imposée par la jeunesse de Jeanne, avec l'abstinence forcée et la tension nerveuse qui en résulta, était considérée, dans la l'histoire de la famille Vietinghoff, comme la cause de la maladie psychique du comte. Si l'on regarde les photos, on comprend aisément l'écart entre la figure romanesque inventée et la réalité, lorsqu'on lit: "Tous deux sont beaux, et à première vue se ressemblent". On pourrait penser que M.Y n'a jamais eu devant ses yeux une photo de Sten de Lewenhaupt. Ici encore il s'agit non tant de compléter les quelques tesselles manquantes d'une mosaïque que d'un rajout de grande ampleur à un torse. (p.85-95)

7. Chez M.Y., le pasteur Meyhoffer de Bruxelles devient le pasteur Niedermeyer de Dresde. (p.99, p.132)
 

8. Il est impossible de prouver le contraire, mais cela correspondrait tout à fait au style de M. Yourcenar, qui mélange savamment réalité et imagination – et non seulement dans cet écrit. Le poème cité, adressé à Jeanne, est-il vraiment de Michel ou a-t-il été composé plus tard par sa fille Marguerite? Que l'on songe seulement à la lettre fictive de Jeanne à Michel (voir point 1). Et l'aurait-il même écrit, le monde de la poésie n'est-il pas un monde à part, un monde de nostalgies inaccomplies et de fantaisie, justement une oasis du 'vague à l’âme' dans le désert de la réalité, de la banalité, des frustrations? Pour quelle raison devrait-on forcément lire un amour vécu dans les lignes qui suivent? Cela reste incompréhensible.

Je voudrais dans mes bras serrer ton corps sans voiles;
Je voudrais arracher à la voûte des cieux
Pour t'en fair un collier, tout un trésor d'étoiles;
Les regarder pâlir sous l'éclat des tes yeux.

Je voudrais devant toi effeuiller mille roses,
Faire fumer l'encens de mille trépieds d'or,
Me coucher à tes pieds, et dans l'oubli des choses,
Contempler ton visage en attendant la mort.

Et, quand Elle viendra, penche-toi sur ma couche,
Afin qu'au grand réveil j'aie la félicité
De sentir ton baiser tout vivant sur ma bouche,
D'en garder la douceur pendant l'éternité.


(p.121)
 

M. Yourcenar déduit de ce poème: … mais déjà les derniers vers de ce poème font pour moi pencher la balance du côté de l'amour accompli. L'intimité quasi conjugale de ce dernier vers, et surtout la douceur connue et comme remâchée du baiser, me porte à croire que Michel a joui en ce monde d'un privilège qu'il revendiquait pour l'éternité. (p.122).

Se pourrait-il que l'auteure, par ailleurs brillante et d'habitude si prudente, se soit laissée emporter ici par son immense désir secret de voir réunies ensemble les deux personnes qui l'ont le plus marquée (son père réel et la mère rêvée) et qu'elle ait sur-interprété ces vers, tout comme la douceur connue et comme remâchée du baiser, en y voyant la trace de"l'amour accompli"? Si on les considère de manière neutre, ces lignes ne permettent pas une telle interprétation. La grande écrivaine semble toucher là à un angle mort. Mais ce fragment de la nouvelle pourrait fort bien, lui aussi, être de la pure littérature, y compris le poème.

Il est bien connu que Jeanne fut son idole pour la vie – preuve en sont ses poèmes de jeunesse «Sept poèmes por une morte», une véritable apothéose. En 1983 elle écrivait à Egon de Vietinghoff: Votre mère ... est devenue pour moi une légende, et une légende qui a influencé ma vie. La nostalgie de la mère, de Jeanne, d'une union aimante inconditionnelle prend naissance en profondeur, à la racine de sa vie, là où, dans son lit d'enfant, elle a vécu la coupure subite de sa vraie mère. De tels désirs inconscients sont très compréhensibles dans une perspective de la psychologie des profondeurs et semblent colorer ce poème: jamais elle n'a vu ses parents ensemble. Mais considérant sa façon de composer un roman, il est tout à fait possible que ce poème soit, lui aussi, de la littérature à l'état pur.

Par ailleurs, le prétendu poème de son père («Je voudrais dans mes bras serrer ton corps sans voiles…») est remarquablement semblable au poème de Yourcenar «Sept poèmes pour une morte» ; une raison supplémentaire de supposer qu'il provient également de sa plume.
 

9. M.Y écrit de manière un peu laconique: Jeanne s'est donnée simplement. Michel a éprouvé de ce don une grande reconnaissance et un peu de surprise. Il ne s'imaginait pas voir crouler si vite ce qu'il suppose être pour elle la loi morale.

Au vu de tant de scènes composées de manière clairement romanesque, la question se pose de savoir pourquoi celle-ci plus qu'une autre serait conforme à la réalité. De toute façon, l'auteure esquisse son personnage de Jeanne sous les traits de «Plotina» dans Les mémoires d'Hadrien (p.350) en ces termes: ... elle n'avait pas non plus mon goût passionné des corps. Elle était chaste par dégoût du facile… ou encore, sous les traits de «Valentina» dans Anna, soror (p. 814): Epouse irréprochable, elle n'eut jamais d'amants.
 

 Villa d'Hadrien, Parc (wiki user FoekeNoppert, GNU licence) 10. Il est tout à fait possible, même si ce n'est pas certain, que Jeanne et Conrad aient visité la Villa Adriana; aucune photo de cet endroit n'existe dans l'héritage des Vietinghoff, comme il en existe des autres voyages en Italie, en France, en Autriche ou en Suisse. Cependant M.Y. connaît cet endroit avant de s'attaquer à son génial roman des Mémoires d'Hadrien, dans lequel elle suit la trace de celui qui a érigé ce site impressionnant, l'empereur Hadrien. L'hallucination de "Jeanne de Reval", d'y voir se promener Michel est un épisode romanesque qui correspond aux coulisses enchantées de cette époque particulière, si loin encore du tourisme actuel (p.184-186).
 

Villa d'Hadrien, Salle d'audience (120-130), Foto wiki user Jastrow (public domain) L'affirmation de Yourcenar selon laquelle cette histoire me fut racontée par une ancienne amie de Jeanne, à l’époque où mes projets "d’écrire un jour quelque chose sur Hadrien", conçus en visitant la Villa vers ma vingtième année… est assez semblable à d'autres protestations, qui n'ont qu'une portée stylistique, et ne paraît pas très convaincante (voir Introduction). Toujours est-il qu'elle relativise aussitôt cette affirmation (p.186): Tout ce qui est jeux de miroir entre les personnages et les moments du temps, angles de réflexion et angles d'incidence entre l'imagination et le fait accompli, est si obscur, si fluide, si impossible à cerner et à définir par des mots, que leur mention même risque de sembler grotesque. Parlons de coïncidence, ce mot qui suffit à défaut d'explication. Mais je m'émerveille encore que l’hallucination de Jeanne ait eu lieu là. Disant ceci, elle reflète, en effet, la confusion des sens de Jeanne dans le parc de la Villa d'Hadrien, mais au moins la première partie de cette pensée peut aussi bien se rapporter à la création artistique de Yourcenar elle-même.
 

11. (p..254, 255) Un autre épisode encore dans la chronologie de Yourcenar contient des éléments confus ou contradictoires: Jeanne était là. Elle s'était arrêtée à Bruxelles pour saluer ma tante, après un séjour chez sa mère …. Elle n'avait pas changé. Son visage était resté le même sous son grand chapeau que n'encombraient ni plumes d'autruche ni oiseau mort. … … elle avait posé ses gants sur la table et croisé un genou, ce qui semblait lui conférer une surprenante et tranquille liberté d'attitude. … Elle me tendit les bras. Je m'y jetai avec joie. Son baiser, venu à la fois de l'âme, du cœur et du corps, me rendit aussitôt l'intimité facile d'autrefois, bien que ces récentes quatre années d'absence représentassent à mon âge presque la moitié de ma vie. J'eusse par exception souhaité babiller sur ce jeune homme, son mari, qui m'avait souvent aidée à construire des châteaux de sable vite emportés par la mer. Mais il suffisait qu'elle fût là. … Il suffisait de savoir qu’elle était belle et toute bonne.

Selon la chronologie du récit, cette rencontre aurait donc dû se produire au plus tard en 1913. A ce moment Marguerite aurait eu dix ans et presque la moitié de ma vie pourraient en effet représenter quatre ans. Mais une absence aussi longue apparaît en contradiction avec les visites à la rue Cernuschi, mentionnées plus haut, des visites qu'elle place entre 1909 et environ 1912, après le scandale fictif de Rome: cette chronologie ne laisse pas place aux quatre ans d'absence, et, par ailleurs, elle est impossible à cause du déménagement des Vietinghoff à Wiesbaden en 1907.
 
     
début  |  précédent  |   page 3 de 6   |  suivant  |  fin
 

 

Anecdotes
Conrad de Vietinghoff, le père