Chronologie de la Biographie
Anecdotes

 

Souvenirs

début  |  précédent  |   page 3 de 3   |  suivant  |  fin
 

Mère Rosalie (Parisienne de photographie, vers 1920) Mère Rosalie

Le soir, je dinais généralement chez la mère Rosalie, une Italienne dont les mamelles spectaculaires étaient difficilement contenues dans une camisole dont on prétendait qu'elle avait une fois blanche. Dans son local minuscule, meublé de 2 tables et de 5 chaises, elle avait nourri des générations d'artistes. Le menu était le même du premier janvier au trente et un décembre: «bifstèque», avec pain et vin à discrétion. Utrillo, toujours ivre, car il transgressait la «discrétion», peignit un sujet à même le mur. Par la suite, un Américain le fit scier et transporter aux Etats-Unis.
 

Mère Rosalie avec sa cafetière (Parisienne de photographie, vers 1920) Mère Rosalie dans sa cuisine La mère Rosalie était très partiale: elle ne nourrissait que ceux qui lui plaisaient. J'avais la chance de faire partie des ses favoris et je pouvais être sûr qu'elle gratterait de ses mains sales une bonne portion de la motte de beurre et qu'elle l'aplatirait sur mon biftèque.

C'était délicieux et bon marché! Après ce repas, je changeais de cadre en faveur du Café du Dôme, en face, le centre de ralliement de la faune des artistes de Montparnasse.
 

Paris, Café du Dôme (Parisienne de photographie, 1925) Les cafés

Durant dix ans, je passai presque toutes mes soirées au café du Dôme. On y rencontrait Calder..., Man Ray... avec son amie Kiki, Pascin..., Kisling..., Campigli..., Derain et Foujita..., Giacometti et son frère..., Picasso..., van Dongen..., ... Masereel et tant d'autres. En 1933, ces rencontres plaisantes prirent fin et ce fut l'arrivée au Dôme des émigrés, qui avaient fui l'Allemagne devenue dangereuse. Ils étaient très actifs et s'emparèrent de plusieurs tables avec un grand talent d'organisation. A l'une d'elle on prodiguait des renseignements généraux, à une autre on dénichait chez des particuliers des logements, des appartements et des ateliers que l'on répartissait parmi les intéressés, à une troisième on discutait des moyens de trouver du travail et on procurait des emplois, à une autre encore on créait un fond d'entr'aide pour les plus démunis, etc.
 

Paris, Café du Dôme (Parisienne de photographie,1925) Ils développèrent une intense activité qui eut pour résultat l'afflux de commandes vers les émigrés, qui étaient plus rapides, moins chers et moins gênés par des scrupules, et qui, par ailleurs se faisaient une publicité plus efficace. Comme ils étaient nombreux à Montparnasse à gagner leur vie avec ce genre de gains annexes, une grande partie de mes amis peintres perdirent leur source de revenus et se retrouvèrent sans travail.
 

Souvenirs de Saint-Tropez

Saint-Tropez (avant 1938) Août étant le mois le plus chaud, les Parisiens désertent alors leur ville pour respirer l'air de la montagne ou de la mer. Un ami m'invita donc à plusieurs reprises dans la maison qu'il possédait à Saint-Tropez, où il passait une grande partie de l'année avec sa femme et sa fille. Il était le fils d'un riche avocat yougoslave, nommé Celebonowich, nom évidemment trop compliqué pour les Français, qui l'avaient rebaptisé «c'est bon l'sandwich.» (Plus tard), durant la Seconde guerre mondiale, il se signala comme combattant dans la Résistance contre l'occupation allemande. Mais durant les mois d'été que je passai là-bas, la paix y régnait et St-Tropez n'était pas encore envahi par les vacanciers. Nous nagions beaucoup et nous nous mesurions par le temps que nous arrivions à passer sous l'eau et les distances que nous réussissions à franchir au pas de course sans interruption. Ces séjours à Saint-Tropez ont pour beaucoup contribué à mon entraînement sportif.
 

Paul Signac, Le port de Saint-Tropez (1901/1902), Musée national de l'art occidental, Tokyo Il arriva qu'un soir un incendie se déclara près du port. Pas moyen de le combattre, car les sapeurs-pompiers, assez maladroits, avaient laissé tomber leur pompe hydraulique au fond du bassin... Face à la maison dévorée par les flammes, et surtout à cause d'une jeune fille que j'admirais depuis longtemps, je n'hésitai pas à plonger, et ramenai la pompe à la surface. Cet exploit ne manqua pas son but: le lendemain, je fis la connaissance de la belle adolescente, dont je tombai aussitôt amoureux, et toujours davantage à chaque rencontre.

C'était la plus belle créature que j'aie connue: tout juste sortie de l'enfance, elle s'avançait en dansant vers la fleur de l'âge. Cadette d'une nombreuse fratrie, elle faisait partie d'une famille tchèque, et m'apprit un mot, mais un seul: "krijowatka" (correctement: křižovatka), qui signifie carrefour. Mais il suffisait amplement pour nos rendez-vous quotidiens dans la pinède voisine où nous avions le bonheur de nous retrouver. Si ardents que fussent mes baisers et mes témoignages d'amour, je ne franchis jamais la limite que m'imposait le respect de sa virginité. Nous nous aimions en silence, car elle ne comprenait pas un mot de français, mais les heures que je passai avec elle restent dans ma mémoire comme un conte de fée qu'illuminerait un rayon de lumière magique.
 

Saint-Tropez, wiki user Starus, creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0 Une connaissance m'arracha à cet état euphorique: il m'avait fourni des vêtements secs, mais m'enjoignit de le débarrasser des miens, trempés, qui, disait-il, empestaient sa chambre. En effet, j'avais plongé juste à l'endroit où la canalisation urbaine se déversait dans le port!
 

Amérique du Sud et retour en 17 juillet 1937

Buenos Aires 1936 Comme à l'instar de nombreux collègues de Montparnasse je gagnais ma subsistance par de petits travaux tels que des illustrations, des photographies, des commandes de dessins graphiques etc., et que ces possibilités de gains furent rapidement découvertes et accaparées par les émigrés, nombre de mes connaissances se retrouvèrent au chômage.

Moi de même. Aussi, après avoir remis mon atelier à un locataire, j'émigrai avec ma femme et notre enfant, tout d'abord à Majorque, qui était à l'époque incroyablement bon marché, puis à Buenos Aires, dans la famille de ma femme, où mon beaufrère m'engagea dans sa fabrique de mécanique.

Je suis malheureusement très maladroit pour les choses de la vie pratique. On a fait du mieux qu’on a pu pour me faciliter la vie, mais tous les efforts se sont avérés stériles en ce qui me concerne… Lorsque j’appris qu’un Anglais fou s’était construit avec des troncs d’arbres entiers une cabane en rondins dans la forêt vierge au bord du Rio La Plata, en Uruguay, (dans ce qui était alors le hameau solitaire de Las Toscas), et que cette maison demeurait vide, il ne m’a pas fallu beaucoup pour que je décide d’entreprendre la traversée du fleuve. A cet endroit il est si large qu’on ne voit aucune des rives si l’on se tient en son milieu. Le bateau traverse un chenal où il touche le fond à tout moment, alors même que ce dernier est dragué régulièrement.
 

Rio de la Plata, Image satellitaire Des éclairs sans coups de tonnerre animent la nuit oppressante. De temps en temps, ils me donnent par l'œil-de-bœuf de la cabine une vue circulaire de l'horizon blafard et pluvieux. Le bruit trépidant de des machines et les murmures monotones des Russes qui jouent aux cartes ne sauraient ... captiver mon oreille. Aujourd'hui, l'un d'eux m'a demandé mon âge. «34 ans» ai-je répondu, et cela a occupé mes pensées durant toute la nuit. J'ai le temps et le loisir de méditer sur ma vie. Comme mes pensées sont dirigées vers l'avenir sans grands espoirs et que les déceptions du passé ne sont pas si éloignées dans le temps qu'elles ne puissent aborder cet avenir sans amertume, je ne peux que constater tranquillement, et avec une certaine morosité, la pente descendante où la vie m'a entraîné dans tous les domaines.
 

 Egon, Marcella et Jeanne de Vietinghoff Il y a dix ans, les magnifiques tableaux dont mon imagination rêvait me laissaient espérer que ma vie serait riche. L'ardent désir d'amour et de capacité de m'éprendre, qui me brûlait intérieurement ... renforçait mon désir ... de pouvoir m'unir psychiquement et charnellement avec une femme. J'admirais les grandes œuvres d'art qui ne m'enthousiasmaient pas moins qu'aujourd'hui et je croyais avec le feu de la jeunesse être suffisamment doué pour pouvoir moi aussi créer de grandes œuvres. J'étais plein d'énergie et je voyais mes connaissances en technique picturale s'accroître de mois en mois. Aucun (véritable) souci d'ordre financier ne dérangeaient mes rêves d'avenir aussi bien sur le plan humain qu'artistique.

Mais aujourd'hui, sur un bateau de troisième classe rempli d'émigrants, je fuis après dix ans la vie commune avec une femme en qui j'avais cru trouver la personnification de la Beauté et de la Noblesse, et avec laquelle j'avais pensé pouvoir réaliser mes rêves de jeunesse. D'année en année, je devais reconnaître progressivement que ce n'était pas possible. La différence de nos caractères ... peut-être aussi l'impossibilité pour deux êtres de se donner ce qu'ils attendaient avec une telle ferveur, rendit mon mariage de plus en plus amer, et la présence de l'enfant bloquait toute issue que chacun, séparément, aurait pu chercher s'il avait été seul.
 

Egon de Vieringhoff avec sa fille Jeanne à la plage En perdant l'espoir, je perdis aussi la force de surmonter les obstacles qui s'accumulaient sur la voie de mon art ... Ils s'imposent maintenant avec une telle intensité, et ma volonté s'est tellement amenuisée que je ne puis plus imaginer être un jour à même de créer une grande œuvre. En outre, les soucis d'argent envahissent mon esprit ... de façon de plus en plus pressante. Le bonheur d'avoir un enfant que j'aime est troublé par le fait que, lorsque je pense à ma vie à venir et à celle de la plupart des gens que je rencontre, j'imagine toutes les déceptions qui attendent ce pauvre petit être si heureux de vivre.





Destin! Pour une seule joie
Tu nous imposes
Toute l'amertume
du renoncement.
(E.v.V.)
 

Mes ateliers

Atelier Ostbuehlstr. 17 Lorsque j'habitais encore chez mes parents (1917-1920; Zurich, Böcklinstr.18), je disposais d'une mansarde au dernier étage de la villa, où je faisais du modelage et où je peignais. Ensuite, j'eus un petit atelier tout en haut d'une maison à la Hadlaubstrasse (à Zurich). A Anacapri, un local inondé de soleil où je ne pouvais rien faire. A Paris, un immense atelier éclairé par le haut, dont je pouvais atténuer la lumière par des tissus sombres, au moyen d'une manivelle. Ce fut le seul atelier véritablement adéquat dans lequel j'aie pu vraiment travailler, car il m'offrait également la distance nécessaire avec le modèle. A Buenos Aires, je disposais d'un espace qui n'était pas orienté vers le nord, de sorte qu'il n'était utilisable qu'à de certains moments et par ciel couvert. Dans la vieille ville de Zurich, je disposais de la cuisine mal éclairée d'un petit appartement ... (et) plus tard d'un petit boyau mansardé.
 

Zurich, vieille ville, drapeau suisse Peu avant que n'éclate la guerre, je travaillais dans une cave, que je partageais avec un petit orchestre de jazz qui me cassait les oreilles durant une partie de la journée. C'était l'époque de l'Exposition nationale (de 1939, à Zurich), et un grand drapeau suisse, où la couleur rouge est prédominante comme on sait, était suspendu en travers de la rue. Lorsque le vent soufflait, l'espace intérieur était soit clair, soit assombri d'une teint rouge. Il va de soi que je ne pouvais pas y travailler d'après nature.

J'ébauchais des petites compositions figurales. Et, chose curieuse, elles ont constitué le plus grand succès de ma carrière, car – je ne sais plus à quel hasard je le dus – W. Gurlitt, alors le marchand berlinois le plus important d'Allemagne, se montra enthousiaste en les découvrant et proposa d'organiser une grande exposition. Elle n'eut toutefois pas lieu, car c'est alors que la seconde guerre mondiale éclata.

[ A ce moment-là, Vietinghoff n'avait pas la moindre idée des affaires de monsieur Gurlitt et son frère avec les Nazis ]
 

Neubuehl, vue de l’arrière de l’atelier Ostbuehlstr. 17 [A l'Ostbuehlstrasse 17, dans le quartier de Zurich-Wollishofen, il occupait l'un des six ateliers contigus du rez-de-chaussée, tous dotés d'une grande baie vitrée donnant sur des jardins et orientés vers le nord-est. C'est là qu'il a peint durant la période la plus étendue, soit de 1944 à 1989. Mais ici aussi, l'éclairage n'était pas idéal, de sorte qu'il devait pallier cet inconvénient par de lourds rideaux épais. La lumière s'avérait souvent trop diffuse, ou bien elle réfléchissait trop vivement les murs de l'immeuble d'en face. En outre, au fil des ans, les buissons qui croissaient absorbèrent trop de lumière en été. Mais cet atelier se trouvait à quelque cinq minutes de son appartement et, d'autre part, il s'était si bien accoutumé à ces inconvénients qu'il finit par créer les trois-quarts de l'ensemble de son œuvre dans cet atelier, à l'exception évidemment des paysages peints à l'extérieur.]
 

Suisse

Près de Zurich A l'époque (durant la 2e guerre mondiale), je peignis de nombreux paysages et recherchais des lieux où je puisse travailler tranquillement, sans être dérangé par des curieux. La forêt surplombant Dietikon (près de Zurich) était un point de vue idéal, qui donnait sur toute la ville et la vallée de la Limmat. Mais je ne me doutais pas que j'avais planté mon chevalet à proximité d'un abri militaire, et je poursuivais sereinement mon travail lorsque deux soldats m'enjoignirent de les suivre. Ils s'emparèrent de ma toile presque achevée et m'emmenèrent vers le poste. Comme je faisais alors du service dans l'armée suisse et que je n'avais jamais été accusé d'un délit contre la sûreté de l'Etat, on me libéra, toutefois sans me rendre mon tableau. Après l'avoir examiné sous tous les angles pour s'assurer que je ne pouvais en rien être taxé de crime de haute trahison, on me le restitua.
 

détail 3 Faut-il en rire ou en pleurer ? Ca. 1960-1970

La vente directe dans l'atelier avait l'avantage de faire l'économie de la «commission» due au marchand de tableaux, mais cela avait parfois quelques inconvénients, puisque ces temps de visite étaient pris sur mon travail. Je suis peintre mais pas un bon vendeur. Un jour, après s'être annoncé, un couple arriva à l'atelier pour choisir un tableau. Pendant deux heures, j'ai cherché et je leur ai montré de nombreuses peintures; certaines étaient suspendues aux murs, ou posées par terre entre deux meubles, ou sur des étagères, ou encore dans un petit réduit sous l'escalier. Ils s'étaient enfin mis d'accord sur une œuvre représentant des raisins et le monsieur allait sortir son porte-monnaie, lorsque son épouse lui donna une petite tape: Dis, mais ce ne sont pas les raisins d'ici !. Au lieu des raisins ronds et noirs que l'on trouve en Suisse, j’avais représenté les raisins ovales et d'un bleu plus clair, probablement importés d'Espagne. Pour finir, même s'ils aimaient le tableau, ils ne l'ont pas acheté.
 

Poignée de cerises avec feuille Une autre fois, un client m'a appelé en m'apostrophant ainsi: Il y a une année je vous ai acheté une peinture avec 12 cerises, que je vous ai payée 3'300 francs et hier j'ai vu dans la vitrine du bijoutier M. un tableau avec 15 cerises qui n'a coûté que 3'000 francs! Cela ne me semble pas correct. Je ne me souviens plus comment je m'en suis sorti et comment je l'ai amadoué, peut-être en lui parlant des formats différents. Simplement, tout en secouant la tête, mi-amusé, mi-atterré devant ce genre de compréhension artistique, j'en fus amené à me demander pour qui, au fond, je peignais…
 
     
début  |  précédent  |   page 3 de 3   |  suivant  |  fin
 

 

Chronologie de la Biographie
Anecdotes