Chronologie de la Biographie
Anecdotes

 

Souvenirs

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Portrait Mary G., au décolleté à la fleur J'était alors très pris par ma formation professionelle. Comme je vendais alors très peu de toiles, d'une part parce que je n'avais pas encore atteint le niveau dont je rêvais (ce vers quoi je tendais?), d'autre part parce qu'il était très difficile pour un peintre qui ne s'était pas encore fait un nom de trouver des acquéreurs. A part quelques commandes isolées de portraits, j'arrivais tout juste à subvenir à mes besoins et (plus tard) à ceux de ma famille par de petits boulots de toutes sortes (die mir aber im Verhältnis zur Zeit, die ich damit verlor, wenig einbrachten).

J'illustrais des roman de bas étage que me fournissait une minable imprimerie voisine: illustrations de romans de gare, réalisations de chasses chinoises sur d'immenses fonds dorés (qu'on me livrait parce que je disposais d'un vaste atelier) ainsi que des cartes géographiques agrémentées d'animaux et de costumes propres aux différents points du globe, des retouches et modifications de photographies ; j'ai également travaillé pendant un bref laps de temps (même) dans un garage. Je fabriquais aussi des chapeaux marqués par une mode créée par ma femme et j'exploitais la moindre occasion de gagner quelques sous. Les retouches que j'apportais à des portraits féminins étaient les plus rentables. Je recevais des photographies de femmes qui ne se trouvaient pas mises en valeur et que je rajeunissais jusqu'a les rendre méconnaissables en faisant disparaître toute ride, tout modelé graisseux excessif.
 

Paris (1927) Comme j'avais améliorées entre temps mes connaissances en techniques picturales, j'ai osé me lancer, avec pas mal de succès, dans la restauration de peintures à l'huile abîmées. Ainsi, on m'apporta un jour une toile de Winterhalter complètement froissée, qui, pendant la guerre, avait été passée en contrebande à l'étranger, pliée dans un sac à dos. J'y ai travaillé des journées entières jusqu'à faire disparaître toute trace de dégâts. Ce succès m'a rapporté d'autres commandes de restauration mais pas de satisfaction.

Par contre, ma seule sécurité était l'atelier dont j'étais propriétaire, et dont j'ai longtemps eu la nostalgie après que des locataires sans scrupules et des cohortes de fugitifs l'aient dévasté durant la guerre.
 

Paris (1925) Apollon et les neuf Muses

Je passais généralement l'été chez des amis, dans le sud du pays, et je sous-louais mon atelier à des peintres qui séjournaient momentanément à Paris. En 192x *), c'est un Brésilien qui s'y installa. Il avait reçu un mandat de son gouvernement et apprécia d'avoir trouvé un lieu suffisamment spacieux. Il devait en effet peindre pour un bâtiment public à Rio un tableau surdimensionné représentant Apollon et les neuf Muses.
*) possible: 1924-1927

Ce petit bonhomme, pris d'une véritable fièvre créatrice, filait comme un lièvre d'un bout à l'autre de l'atelier, ses yeux lançaient des éclairs et – sans doute pour lutter contre une paresse imaginaire – buvait toute la journée le café le plus noir que j'aie jamais vu. Nous tombâmes immédiatement d'accord: je déménageai et il s'installa.
 

Paris, Louvre 1935 Le lendemain, j'avais encore quelque chose à discuter avec lui et lui rendis visite (dans mon atelier!). Les lieux n'étaient plus reconnaissables. Mon locataire avait réussi, en une nuit, à tendre une toile de 5 mètres sur 8 et, à l'aide de mon échelle double, à construire un châssis à roulettes sur lequel il fonçait d'un bout à l'autre de cette toile géante. Il avait stocké des seaux de peinture dans un coin, et installé une sorte de bar à café dans un autre. Mais le plus surprenant est qu'il avait déjà déniché dix modèles, un homme et neuf femmes, tous plantés devant une paroi de l'atelier sur laquelle il avait collé du papier bleu. Toutes les muses – entièrement dévêtues – ainsi que leur seigneur et maître se détachaient sur ce ciel attique et attendaient patiemment d'être immortalisés ensemble grâce au pinceau de cet Apelles*) moderne et brésilien.
*) peintre célèbre de l'Antiquité grecque
 

Paris d'autrefois J'en avais perdu l'usage de la parole. Des artistes ont depuis toujours peint des études d'après nature avant de s'attaquer à une grande toile, mais aucun n'a eu l'idée saugrenue de représenter dix personnes à la fois. Je n'ai jamais vu cette œuvre bariolée, car lorsque je suis rentré comme convenu deux mois plus tard, elle était achevée et enroulée, le ciel hellène et le châssis en cendres dans le fourneau et les réserves de peintures épuisées.
 

Paris, Jardin du Luxembourg (d'autrefois) Photos-montages

Un gros Italien habitait en face de mon atelier. En dépit d'une vitalité et d'une activité débordantes, il avait tout juste réussi à diriger une maison d'édition miteuse et à propager d'invraisemblables romans-feuilletons à l'eau de rose, et illustrés en plus. Il m'avait embauché pour fabriquer des photos-montages adéquats à partir d'une montagne de photographies, de réclames illustrées, de coupures de vieux journaux et d'extraits d'anciens films. Si on lisait p.ex.: «Lorsque le garçon pénétra dans la pièce, la grand-mère était assise dans son fauteuil et le chat dormait dans un coin», je découpais dans le tas d'images à ma disposition un chat que je collais dans un coin, je transformais un perroquet en grand-mère endormie (d'habiles retouches peuvent tout faire!), je coupais la moitié des jambes d'un autre personnage ainsi transformé en adolescent que je plantais sur le seuil d'une réclame pour une fabrique de meubles. Après quoi ce collage était photographié et retouché à l'aide d'une encre spéciale.
 

Paris, Arc de Triomphe (à l`époque) L'Italien déboulait toujours dans mon atelier comme un taureau furieux qui fait jaillir la poussière de l'arène autour de lui. Une fois, il arriva avec un petit tableau hollandais du 17e siècle dont le centre avait disparu. On reconnaissait aux bords que c'était de la belle peinture. Un Italien plein de zèle avait voulu restaurer cette toile avec un chiffon imprégné d'alcool et effacé ainsi d'un geste, et jusqu'au support, toute la partie centrale. On me chargeait de la reconstituer. Mon "patron" m'expliqua ce qu'elle représentait. J'esquissai quelques personnages qui n'avaient certainement rien de commun avec l'original, mais qui lui plurent à tel point qu'avec une «grandezza» toute méridionale et un geste de prince, il sortit aussitôt de la poche intérieure de son veston un billet de cinquante francs.
 

Paris, Place du Panthéon Mais il était de toute façon facile à satisfaire en ce qui concernait la qualité; en revanche, pour la quantité, il était insatiable. Le manque de temps et la routine m'entraînèrent progressivement à travailler de façon superficielle sans que mon mandant en prenne conscience. Néanmoins, il s'en aperçut le jour où, dans ma hâte, je confondis deux sujets et plaçai un canari dans le lit et une fille fort peu vêtue dans la cage! Il fut d'avis qu'il convenait de refaire la scène, tout en me conseillant de conserver cette version pour illustrer un éventuel autre texte – on ne pouvait jamais savoir...
 

 Massimo Campigli Massimo Campigli

De temps en temps, une fête était organisée dans mon atelier ou dans celui de Campigli *). Les nombreuses bouteilles de vodka étaient vite vidées. Je n'aimais pas l'alcool, et pourtant, c'est mois qui buvais le plus, car ma façon d'être ivre avait un réel succès!

*) Vietinghoff était assez lié avec Massimo Campigli (1895-1971) bien qu'il n’ait pas tenu son art en très haute estime («…Campigli qui ornait les parois des salles d'apparat des transatlantiques italiens de ses femmes en corset peintes à fresco…»)
 

Massimo Campigli dans son atelier M.C., inconnu à l'époque, célèbre dans le monde entier par la suite, avait un grand atelier partagé en deux par une paroi en partie vitrée. Le plus petit espace tenait lieu de cuisine, d'entrepôt et de cabinet de toilette. Des rayonnages avaient été aménagés sur cette paroi, où s'entassaient des ustensiles de cuisine côtoyant du matériel de peinture. Inutile de dire que cela provoquait des confusions. Car si M.C. dévorait de grand appétit du poisson panné au blanc de zinc, l'apprêt de la toile à base de farine le rendait fou furieux.
 

Massimo Campigli, Deux femmes (1926) On utilisait volontiers son atelier pour faire bombance la nuit, car il y avait la place et l'alcool à profusion. Le seul désavantage très dérangeant était que la lumière s'éteignait tous les quarts d'heure, car il fallait jeter une pièce de deux sous – qui manquait souvent – dans le compteur à gaz. Afin de remédier à ce désagrément, M.C. a inventé un procédé compliqué, par lequel on pouvait utiliser plusieurs fois d'affilée des pièces de deux sous attachées ensemble. L'atelier fut à nouveau éclairé normalement jusqu'au jour où un contrôleur du gaz découvrit le pot aux roses et, avec une sincère admiration pour cette idée géniale, flanqua une amende à son inventeur.

Lors d'une de ces soirées, nous avions généreusement sacrifié à Bacchus, ce qui ne convient pas forcément à tout un chacun. Un Suédois long comme un épicéa et un Espagnol efféminé se faisaient face au centre de l'atelier. Le premier était écarlate. Quant à l'Espagnol, rasé à la mode de l'époque, sa petite moustache tremblait de façon inquiétante. Ils étaient plongés dans une discussion si véhémente que je voyais le moment où ils en viendraient aux mains. Pour tenter de rétablir la paix, je m'interposai entre eux et flanquai une bonne claque à chacun. Le Suédois ne fit que quelques pas, mais l'Espagnol traversa toute la pièce à reculons, en chancelant et faisant de grands moulinets des deux bras. Tant et si bien qu'il tomba assis dans la marmite de risotto qui était juste cuit à point. Ce qui nous valut un concert de hurlements. Nous n'avons jamais su si cet incident lui a valu de conserver définitivement sa féminité!
 

Massimo Campigli avec ses toiles Ce qui m'intriguait ce soir-là, c'était la porte de la paroi vitrée. Si je la fermais violemment, elle faisait du bruit comme si elle s'était brisée en mille morceaux – et pourtant, il n'en était rien. Pour aller au cœur du phénomène, je passai à nouveau la porte et la claquai plus fort encore. L'effet fut le même: un bruit de verre brisé, mais une porte intacte. A l'époque déjà, je n'aimais pas être confronté à une énigme sans réussir à la résoudre. Je répétai donc à plusieurs reprises l'expérience, sans pour autant aboutir à une explication. Le lendemain, M.C. très amusé m'apprit que j'avais brisé toute la vaisselle qui reposait sur les rayons de la paroi mitoyenne...
 

Massimo Campigli, La porteuse d'eau Je n'ai jamais eu la «gueule de bois» après de telles agapes. Il suffisait que je tienne ma tête sous le robinet d'eau froide pour éliminer toutes les conséquences désagréables de ces excès. Lors d'une fête de famille à Berlin, je passai en frac sous la douche, puis, trempé comme une soupe, je continuai à festoyer, pour le plus grand amusement de tous les convives. Mais de tels excès étaient exceptionnels.

En général, je m'efforçais de ne pas me faire remarquer ni de provoquer de scandale. Je n'ai jamais porté de lavallière ni de pantalon de velours, et me contentais du chapeau feutre rigide courant, soit le chapeau melon, et, pour les grandes occasions, du frac et du chapeau claque. La mode de la tête nue n'apparut que plus tard.
 

Paris, Entrée de la Métro Métro

Je dois au Métro de Paris l'un des plus charmants souvenirs: dans la cohue habituelle, une jeune fille se cramponnait devant moi à la barre de laiton qui court le long des fenêtres. Sa petite main fine, gantée de blanc, me fascinait. Un tel charme émanait de toute sa personne, un attrait si irrésistible que je ne pus résister et que je posai délicatement ma main sur la sienne.
 

Paris, Métro (d'autrefois) Elle tressaillit à peine. Son regard m'effleura l'espace d'une fraction de seconde, puis elle abandonna sa main, comme une marque de confiance, et je la tins serrée, conscient de ce que la familiarité de mon geste était pour elle la source d'un secret plaisir. De nombreuses stations défilèrent ainsi, sans qu'un mot soit échangé, puis nous fûmes séparés par le sort, soit que la foule déferlât, soit que l'un de nous dût descendre – je ne sais plus. Mais je n'ai jamais oublié le doux parfum de cette chaste expérience.
 

Paris, Métro Porte de Montreuil (d'autrefois) Le quotidien

Pour regagner mon logis le soir, je devais traverser un quartier mal famé où j'étais souvent témoin de bagarres révoltantes qui me démoralisaient, car je n'arrivais pas à me faire une opinion: mon devoir consistait-il à voler au secours du plus faible, ou était-il préférable de ne pas intervenir dans cette rixe? Ma conscience était le lieu d'un combat cornélien entre mon ardeur juvénile et la peur de prendre de mauvais coups. Deux incidents mirent plus tard fin à ce dilemme:
 

Paris, La place des Ternes (d'autrefois) Alors qu'à une heure tardive, j'avais péniblement réussi à empêcher un grand gaillard de flanquer des coups de pied dans la figure de sa victime maintenue au sol, je m'attendais à ce que celle-ci profite de mon intervention pour battre au plus vite en retraite. Bien au contraire: tout ensanglanté, il se releva et couvrit l'autre d'injures pour avoir souillé son chapeau. Je lui criais en vain de filer tant que je pouvais encore contenir son adversaire. Mais il préférait risquer une nouvelle défaite pour se venger de l'offense faite à son couvre-chef, et j'abandonnai les deux voyous à leur sort.
 

Paris, Carrefour du Châtelet Une autre fois, alerté par les déchirants appels au secours d'une femme, je me précipitai dans leur direction. Un ivrogne était en train de lui flanquer une raclée. Alors que je voulais intervenir, ce fut un chahut de tous les diables: l'homme et la femme m'accablèrent d'injures, et de «de quoi qu'tu t'mêles» et que je déguerpisse au plus vite. Depuis, je m'abstiens de toute intervention dans les disputes et je passe mon chemin sur le trottoir d'en face, la conscience sereine ...
 

Paris, Place de la Concorde Je trouvai un jour à la maison une feuille d'impôts que j'aurais vraisemblablement dû remplir, ce que je ne sus faire, car je ne compris pas un mot de cette langue administrative. Je m'en ouvris à une de mes connaissances qui avait été des années durant ministre des Finances. «Que dois-je faire?» – «Ecrivez: Je suis un étudiant étranger et n'ai pas à payer d'impôts.» Le conseil me parut bon, et je le suivis à la lettre. Malheureusement, ce qui peut être juste aux yeux d'un ministre ne l'est pas forcément à ceux d'un fonctionnaire: cela me coûta des milliers de francs, et fit naître en moi une méfiance à l'égard des spécialistes qui m'est restée jusqu'aujourd'hui.
 

 
     
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